Jean-Claude Milner, Harry Potter : à l’école des sciences morales et politiques

Paris : Presses Universitaires de France, 2014

Porté d’abord par une succession de livres, puis par une série de films qui, comme le souligne l’auteur, concilient fidélité à la version écrite et autonomie du support cinématographique, la saga Harry Potter a indéniablement marqué les jeunes générations : de celles qui ont grandi avec les personnages de roman, retrouvés chaque année à l’occasion de la parution d’un nouveau tome, à celles qui ont découvert l’univers des jeunes sorciers plus tard, sur le grand écran. À ce public, aujourd’hui parvenu à l’âge adulte, le philosophe et linguiste Jean-Claude Milner entend adresser un message rassurant : ceux qui se sont nourris de Harry Potter dans leur adolescence « ne se sont pas passionnés pour des bêtises ». Prenant le parti de s’intéresser avant tout à la version cinématographique de la saga, l’auteur propose de la lire à la fois comme une fable politique, dont la leçon concernerait directement le monde contemporain (et non, comme on l’a souvent dit, la remémoration anxieuse des années 1930, le redoutable Voldemort devenant alors un avatar d’Hitler), et comme une « éducation sentimentale » au sens flaubertien du terme. Cette réflexion politique s’inscrit dans un cadre typiquement britannique (manifeste dans le modèle de la public school, fidèlement reproduit à Poudlard, l’école des sorciers, mais aussi dans l’exigence de J.K. Rowling, qui insista pour que tous les acteurs des films fussent britanniques, allant jusqu’à refuser pour cette raison les propositions prometteuses que lui fit Spielberg) : Jean-Claude Milner souligne à plusieurs reprises ce que la fiction doit à la vie politique mais aussi à la philosophie anglaise, où le progrès ne passe pas nécessairement par la révolution et où cette dernière, si elle existe, se doit d’être « lente, progressive et sans violence » - un changement des comportements qu’on pourrait également placer sous le signe des « révolutions morales » définies par Kwame Anthony Appiah. La révolution que met en scène Harry Potter est en l’occurrence de taille, dans un univers cinématographique et littéraire qui se fonde, en apparence, sur la fascination exercée par les facilités du pouvoir magique : l’éducation d’Harry, dont le maître d’œuvre n’est autre que le professeur Dumbledore, inspiré de la figure historique de l’humaniste John Dee, aboutit en effet à la remise en cause de la magie, de l’insularité des sorciers (qui dissimulent leur existence à ceux qui ne le sont pas), de leur immobilisme (le pouvoir magique prévenant toute capacité d’innovation scientifique ou artistique), et par une valorisation consécutive du monde des simples humains (les « Moldus » dans la fiction).

La leçon d’Harry Potter, telle que la synthétise Jean-Claude Milner dans les dernières pages de cet essai, est donc triple. Premièrement, en mettant en exergue le rôle de Poudlard, devenu seul contre-pouvoir face à un gouvernement tyrannique et à une justice expéditive, la série rappelle aux citoyens que l’école est la seule institution qui « ait la mission de développer les pouvoirs de l’individu » et non de les restreindre. Deuxièmement, en soulignant les dérives des sorciers, elle met en garde « tous les porteurs d’un imaginaire de la supériorité », logiquement enclins à s’incliner devant plus fort qu’eux. Troisièmement enfin, elle « s’adresse à l’ensemble des détenteurs de savoirs-pouvoirs », qui pèchent soit par indifférence, en abandonnant le réel (celui du travail et de la création, négligé des magiciens), soit par complicité avec le crime, en mettant leur art des mots au service des tyrans ou du monde du profit, prompt à s’attacher les faveurs des « sorciers du verbe » et autres charlatans du storytelling. À la lumière des analyses de Jean-Claude Milner, la saga Harry Potter apparaît ainsi comme un fervent plaidoyer en faveur de l’humanisme, conçu à la fois comme modèle politique et comme paradigme éducatif. Il y a là, assurément, de quoi la faire apprécier des membres de l’académie : reste à savoir ce que ses lecteurs et spectateurs d’autrefois feront d’un tel enseignement.

Ninon Chavoz
Maître de conférence Université de Strasbourg, coordinatrice du DU Lethica