Isabelle Stengers, Bernadette Bensaude-Vincent, 100 mots pour commencer à penser les sciences

Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2003, 406 p.

L’usager d’une bibliothèque qui se saisirait au hasard de ce petit dictionnaire rouge sur les sciences serait peut-être surpris de tomber d’emblée sur le mot « Abordage », de voir les vedettes classiques « Observation » ou « Mathématiques » disparaître au profit d’entrées « Machine à café » ou « Étourdi », ou encore de trouver au mot « Relativité » non un exposé des théories d’Einstein mais un questionnement sur la relativité historique des sciences. C’est tout l’intérêt de cet ouvrage que de présenter un point de vue subjectif, engagé et dépaysant sur les sciences. Parce qu’il ne suffit pas de faire de la science pour commencer à la penser (p. 191), les deux autrices proposent ici cent notices originales qui sont autant d’incitations à questionner la pratique scientifique. Conformément à leurs thématiques habituelles de recherche, lsabelle Stengers et Bernadette Bensaude-Vincent mettent résolument l’accent sur la frontière entre ce qui est science et ce qui ne l’est pas, en privilégiant des entrées questionnant la façon dont la science définit son envers (charlatan, opinion, pseudo-science, superstition…), exclut de son champ certaines questions (anecdote…) ou construit sa propre image (esprit scientifique, méthode, objectivité…).

Si plusieurs notices sont des synthèses efficaces des travaux en histoire des sciences, comme la notice « Rhétorique », la plupart des textes vont encore plus loin en étant forces de proposition. Exemple parmi d’autres, l’entrée « Éthique » s’interroge d’emblée sur le fait que l’éthique scientifique est toujours réservée aux sciences du vivant ou aux sciences humaines. N’y a-t-il aucun enjeu éthique en chimie ou en mathématiques ? La notice suggère qu’il serait pourtant pertinent de prendre en compte le point de vue de l’objet, y compris lorsqu’il n’est pas vivant : « modifier une espèce vivante, un gène, une molécule ou le cours d’un fleuve ne sont pas des gestes foncièrement différents car, dans tous les cas, il faut apprendre à faire attention à l’impact des modifications sur les enchevêtrements socio-naturels. » Tout aussi originales, l’entrée « Balance » dresse un parallèle passionnant entre les procédures judiciaires et les procédures scientifiques tandis que l’entrée « Bibliothèque » part d’une opposition très concrète entre les publications papiers et les abonnements numériques (dilemme devenu central depuis 2003 !) pour opposer deux pratiques de lecture : une lecture efficace qui cherche à prélever rapidement les informations souhaitées et une lecture plus lente et plus extensive, favorisée par le format papier, qui prend le risque d’être déstabilisée.

Parmi les limites de cet ouvrage stimulant, on peut regretter que si peu de place soit accordée à l’influence de la littérature et des arts sur les sciences. C’est en particulier le cas pour une série de notices sur la figure imaginaire du savant (« Fou », « Étourdi », « Génie », « Martyr ») dont il faut saluer la présence mais qui laissent le lecteur sur sa faim, faute d’un vrai travail d’histoire des représentations. Certaines idées, comme le fait que le génie scientifique apparaît « dans la littérature scientifique et de vulgarisation du xixe siècle » sont même franchement contestables, quand on sait que la quasi-totalité des manuels méthodologiques du xviiie siècle demande explicitement au savant d’être génial. De la même façon, on peut regretter de voir la philosophie de Gaston Bachelard réduite, dans plusieurs notices, à la doxa de la science contre l’opinion : la notice « École » s’en tient par exemple à ce point (p. 120) sans mentionner les propositions de La Formation de l’esprit scientifique (éducation mutuelle entre élèves, nécessité d’une éducation littéraire et sexuelle pour déconstruire les obstacles épistémologiques, réfléchir au caractère systématique des erreurs, faire une société pour l’école plutôt qu’une école pour la société), bien plus disruptives que ce que propose la notice elle-même.

Malgré ces quelques limites, ce lexique fourmille de perspectives nouvelles qui méritent d’être lues dans le texte, et plusieurs notices comme « Construction » ou « Récalcitrance » constituent une parfaite introduction aux approches historiques et sociales de la science développées dans les années 1990-2010, autour de Donna Haraway, de Bruno Latour ou d’Isabelle Stengers elle-même.

Lucien Derainne – Configurations littéraires