Hugues Bersini, L’Intelligence artificielle peut-elle engendrer des artistes authentiques ?

Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 2020

Un jour viendra peut-être où l’intelligence artificielle conduira nos voitures, élèvera nos enfants, soignera nos aînés : tant que les robots sont placés dans des fonctions de service, leur intervention semblera à certains opportune, voire souhaitable. Qu’en est-il cependant quand les robots se mêlent de devenir artistes ? L’hypothèse ne relève pas exclusivement de la fiction, loin s’en faut : la chanson Daddy’s car  a ainsi été composée par l’intelligence artificielle FlowMachines dans le style des Beatles, quant au Portrait d’Edmond de Belamy créé par une IA programmée par le collectif Obvious, il a été vendu 432 500 dollars aux enchères chez Christies. Face à ces éclatants succès (plus relatifs dans le domaine de la littérature, comme en témoigne le peu d’écho de 1 The Road, un roman à la Kerouac signé par une intelligence artificielle créée par le hacker Ross Goodwin…), faut-il se faire à l’idée d’un talent artificiel, dont les manifestations contribueraient à estomper encore les frontières séparant l’homme de la machine ? Peut-on appliquer à l’art le fameux test de Turing, qui veut qu’une machine soit jugée intelligente à partir du moment où son interlocuteur pense avoir affaire à un humain ? En d’autres termes, suffit-il qu’une oreille distraite confonde Daddy’s Car et Michelle pour consacrer l’IA au rang d’artiste ?

Le petit ouvrage d’Hugues Bersini, professeur d’informatique mais également auteur de deux recueils de nouvelles (Le Tamagotchi de Mme Yen et Le Dernier Fado de l’androïde) offre à cet égard une utile synthèse, en même temps qu’il invite à considérer avec un peu de recul les saisissants effets d’annonce dont ces productions artistiques d’un nouveau genre ont fait l’objet. Deux constats s’imposent à ce titre à l’auteur : d’une part, ces créations, volontiers présentées comme révolutionnaires auprès du grand public, n’ont en réalité rien de neuf ; d’autre part, elles ne relèvent pas à proprement parler de l’art, celui-ci supposant « une réciprocité empathique entre le producteur et le consommateur ». La première partie de l’essai revient ainsi sur les deux principales techniques d’IA, actuellement en tension – la « bonne vieille IA » ou IA « consciente », d’une part, fondée sur la transposition des règles connues de la création humaine dans une forme logicielle et sur leur mise en exécution rapide et efficace ; l’IA inconsciente d’autre part, où les règles ne sont plus formulées en amont par un expert humain, mais déduites à partir de mécanismes d’apprentissage profond reposant sur l’exploitation de « myriades de réalisations humaines passées » ou sur de simples successions d’essais et d’erreurs. C’est actuellement cette IA inconsciente, abreuvée par le big data, qui a le vent en poupe : Le portrait d’Edmond de Belamy résulte ainsi de l’association « de deux réseaux de neurones profonds qui agissent et apprennent de concert », le premier ayant « encodé dans ses millions de synapses des centaines et des centaines de peintures des xviiie et xixe siècles » et proposant donc de nouvelles images à partir de la « recombinaison de toutes les peintures apprises », tandis que le second est chargé d’examiner les productions du premier et de « catégoriser comme image intéressante celle qui ne figurait pas dans sa base de données initiales ». Comme l’expose Hugues Bersini, « l’apport du deuxième réseau consiste donc à inciter le premier à plus de créativité encore, pour lui faire croire en l’authenticité de sa production ». Cet ingénieux dispositif autorise-t-il cependant à répondre par l’affirmative à la question posée par le titre ?

L’auteur nous appelle dans la deuxième partie à la prudence : il résume en premier lieu les critiques formulées par certains informaticiens à l’encontre de l’IA inconsciente, à qui ils reprochent de « donner beaucoup trop d’importance à la qualité des résultats au détriment de la manière d’y parvenir ». Ces « perroquets logiciels » n’expliquent pas leur performance : « ils sont à la fois excellents et ignorants », opaques et détachés de toute matière humaine. Pourtant, les conditions de production, le récit entourant la création ne participent-ils pleinement de la construction de l’œuvre d’art ? Pour Hugues Bersini, si Daddy’s Car et le Portrait d’Edmond de Belamy ont bénéficié d’un succès ponctuel grâce à un effet de surprise, l’avenir de l’art produit par l’IA réside donc plutôt dans une coopération avec l’humain, telle que la pratiquent par exemple Harold Cohen et Simon Colton, recourant pour ce faire à des IA conscientes : « les logiciels pris isolément n’ayant nulle vocation à devenir artistes à part entière, ce sont de nouvelles histoires croustillantes de ce partenariat homme/machine qu’il faudra imaginer pour que ces logiciels de demain puissent prétendre, sinon à devenir artistes, du moins à faire modestement partie d’un projet artistique ».

Ninon Chavoz
Maître de conférence Université de Strasbourg, coordinatrice du DU Lethica