Chapitre d’un recueil de contributions sur la théorie des affects, « Paranoid Reading and Reparative Reading » est probablement le texte le plus connu d’Eve Sedgwick. Rédigé dans les années 1990 pendant l’épidémie de sida et publié seulement en 2002, elle y maintient que les méthodes de lecture issues de ce que Paul Ricœur appelle l’« herméneutique du soupçon » (approche emblématique du tournant philosophique du XXe siècle et incarnée tout particulièrement par Marx, Nietzsche et Freud) sont à tel point répandues qu’elles sont devenues synonymes de théorie tout court. En empruntant le terme à Silvan Tomskin et à la psychologie des émotions, l’autrice qualifie ces lectures de « paranoïaques », les associe à une certaine posture critique académique traditionnelle et les oppose ensuite aux lectures « réparatrices », qu’elle associe aux individus vulnérables ou invisibilisés en quête d’un lieu où s’autodéterminer. « De même que le lecteur a la possibilité de comprendre que le futur peut être différent du présent », de même il lui est possible « d’imaginer des alternatives profondément douloureuses, profondément réconfortantes, éthiquement cruciales » (p. 128). Tout en reconnaissant le rôle que la théorie littéraire dite classique a joué dans la dénonciation des inégalités de classe, de genre et de race, elle distingue la sphère des idéologies de celle des pratiques. En défendant le droit à la gêne, à la peur et même au refus de la lecture, elle ne souhaite pas « nier la réalité ou la gravité de l’hostilité ou de l’oppression » (p. 17, ma traduction) dont un texte peut être porteur, mais plutôt suggérer que le fait de le passer au crible de la théorie n’est pas nécessairement le moyen le plus adapté pour trouver remède à ces émotions.
À la dialectique qui oppose la transparence au secret, ou le conscient à l’inconscient, Sedgwick propose de substituer les deux pôles complémentaires de la paranoïa et de la réparation. En s’appuyant sur Foucault et sur l’histoire des rapports entre homosexualité, homophobie et dispositifs de stigmatisations (à la fois des corps et des discours), elle interroge le fonctionnement de la lecture paranoïaque, ainsi que son rapport avec la constitution du discours queer. L’histoire de l’esthétique camp (forme d’expression et de comportement qui a émergé dans les années 1960 et caractérisée par un style provocateur, exagéré, voire kitsch), à la fois populaire et de niche, lui sert d’exemple pour montrer comment certaines catégories et groupes culturels sont plus concernés que d’autres par des questions de reconnaissance et de déni, et se trouvent donc plus souvent amenés à construire leur discours sur des couples opposés tels que caché-manifeste, privé-public, clair-obscur. Parmi les cinq impératifs qui ont conduit à l’établissement de l’équivalence entre théorie et paranoïa, Sedgwick indique que « la paranoïa anticipe » (car le savoir qui en découle est fait de prévisions et de confirmations) ; que « la paranoïa est réflexive et mimétique » (car elle s’imite et s’intériorise facilement) ; que « La paranoïa est une théorie forte » (car elle a vocation à adopter une portée générale) ; que « La paranoïa est une théorie des affects négatifs » (car elle présuppose qu’aucun discours n’est crédible ni honnête) ; et enfin que « la paranoïa consiste dans l’exposition » (car elle repose sur l’idée que la connaissance est toujours une connaissance acquise par un acte de révélation ou de dévoilement, p. 130-138). Si une lecture paranoïaque tente en somme de comprendre et de catégoriser définitivement un texte, en laissant peu de place à l’ambiguïté, une lecture réparatrice ouvre à d’autres pistes, potentiellement révocables mais toujours guidées par les usages concrets que nous faisons des œuvres.
Là où les lectures paranoïaques seraient orientées par des prises de positions idéologiques et imposeraient une cohérence intellectuelle et morale contraignante (ce qui, par exemple, conduirait un lecteur marxiste à plier le texte aux nécessités conceptuelles du matérialisme historique), l’approche réparatrice présenterait l’avantage d’être en premier lieu pratique, et de n’aboutir à une formulation arrêtée qu’une fois le besoin du lecteur identifié. Si la position paranoïaque se caractérise par une « terrible vigilance face aux dangers posés par les objets partiels, haineux et envieux que l’on projette de façon défensive dans le monde qui nous entoure, que l’on sculpte ou que l’on ingère » (p. 128), l’attitude réparatrice (que Sedgwick qualifie également de « dépressive », toujours à l’instar de Tomskin) ne prétend pas aboutir à un tout harmonique, mais à rendre l’expérience avec le texte le plus satisfaisant possible. Cette conception peut paraître proche des pratiques de bibliothérapie, mais elle s’en distingue à la fois par le protocole suggéré et par les objectifs souhaités. Même si elle s’inspire de la psychologie, sa visée n’est en effet ni pathologisante ni curative, du moins pas au sens médical du terme : plutôt qu’indiquer les bonnes et les mauvaises façons de se soigner avec les livres, Sedgwick nous invite à nous pencher sur nos réactions et comprendre si la lecture nous installe dans une position défensive, ou si elle nous ouvre au choc, positif ou négatif.
D’un point de vue textuel, le geste de réparer s’accompagne le plus souvent du close reading. Entre ce qu’un texte « dit réellement » et nos « projections » sur sa surface, la lecture de près apparaît à Sedgwick comme un outil capable de freiner notre tendance à plaquer nos idées préconçues sur un texte et à en gommer sa spécificité, en orientant notre attention vers le respect de l’altérité en même temps que vers la quête d’un espace d’identification. Contre le modèle freudien du moi partagé entre un dedans et un dehors, une surface et une profondeur, elle propose de contrecarrer la tentation à voir la page comme un voile à « déchirer » herméneutiquement, et de la repenser comme un espace restituant ses propres sensations, qu’elles soient tactiles, érotiques, violentes ou indifférentes. Du point de vue éthique, la réparation accepte donc l’erreur, voire l’échec de l’interprétation. Conçue dans un premier temps pour un public précis – des lecteurs marginalisés cherchant à résister à l’anéantissement de leur culture –, elle permet de laisser en suspens la question du contenu de vérité d’un texte. Selon Sedgwick, il est bien plus urgent d’agir afin que « les individus et les communautés parviennent à tirer leur subsistance des objets d’une culture – même d’une culture dont le désir avoué a souvent été de ne pas les soutenir » (p. 150-51) plutôt que de résumer ces mêmes objets à une seule signification universelle.
Matilde Manara - Configurations littéraires