Eve Kosofsky Sedgwick, Épistémologie du placard

Berkeley, University of California Press, 1990 ; traduit de l'anglais par Maxime Cervulle, Paris, Editions Amsterdam, 2008.

Publié en 1990, Épistémologie du placard propose d’analyser les relations homoérotiques afin de donner de la visibilité politique et sociale à un groupe systématiquement marginalisé et dont la présence dans l’histoire littéraire occidentale est cependant constante (le livre paraît lorsque l’épidémie de sida se répand de manière violente aux États-Unis). L’essai se situe ainsi dans le prolongement de Between Men : English Literature and Male Homosocial Desire (Entre les hommes : la littérature anglaise et le désir homosocial masculin, non traduit), où Sedgwick étudiait les relations homosociales telles que l’amitié masculine, le parrainage ou encore la rivalité, comme étant structurées à partir du rapport de pouvoir que les hommes imposent aux femmes. Largement inspirée de Foucault, l’approche de Sedgwick vise à montrer que le binarisme qui définit les sujets sociaux (comme le couple hétéro- ou homosexuel) ne signifie pas une relation de symétrie entre les deux pôles. Au contraire, ces binarismes sont souvent constitués par une relation asymétrique, qui fait que l’un préside et subordonne l’autre. En se penchant sur la question d’un point de vue à la fois épistémologique et historique, Sedgwick relève la manière dont la catégorie de l’orientation sexuelle a été progressivement définie à partir du sexe de l’objet du désir, au détriment d’autres critères possibles comme l’âge, le type physique, ou encore le nombre de personnes impliquées dans la relation. Si la conception des catégories d’homosexuel et d’hétérosexuel, explique-t-elle, a eu la même importance que celle d’autres constructions identitaires, ce couple n’en a pas moins acquis une portée de plus en plus cruciale au sein des discours littéraires, médicaux ou judiciaires, devenant un véritable élément de partage et de classement culturel. Cantonner l’homosexualité dans un lieu séparé de celui où se déroule le discours sur la socialité masculine aurait notamment contraint les personnes homosexuelles à naviguer dans un monde où l’hétérosexualité absorbe et domine les autres formes de vie. D’où l’image qui donne le titre au volume : closet désigne aujourd’hui une armoire ou une penderie, mais indiquait autrefois une pièce réservée à l’étude ou à la prière. Au XVIIe siècle, l’expression being closeted a commencé à être employée en référence avec le fait de vivre dans le secret et, dès la fin des années 1960, de cacher son homosexualité : to force someone out of the closet signifie dévoiler l’orientation sexuelle de quelqu’un.

Par l’évocation de ce lieu métaphorique, Sedgwick se penche sur le rapport entre connaissance et orientation sexuelle, en affirmant que les modèles homosexuel et hétérosexuel ne renvoient pas à des essences différentes, mais sont structurés l’un à l’égard de l’autre et se nourrissent de contradictions mutuelles. Certes l’homosexualité entretient une relation particulière aux couples privé/public, inconnu/connu ou illicite/licite, par rapport à l’hétérosexualité, mais cela s’explique par le fait que de tels couples ne sont symétriques qu’en apparence. Au cours du XIXe siècle, argumente-t-elle dans l’un des passages centraux du livre, « la connaissance et le sexe sont devenus conceptuellement inséparables l’un de l’autre – de sorte que la connaissance signifie en premier lieu connaissance sexuelle ; et l’ignorance, ignorance sexuelle » (p. 73). Comprendre « l’épistémologie du placard » est dès lors important non seulement pour les recherches portant sur la communauté homosexuelle et ses membres, mais pour toute réflexion en histoire des idées. « Une grande partie de l’attention et des efforts de démarcation qui ont tourbillonné autour des questions d’homosexualité depuis la fin du XIXsiècle » s’expliqueraient en effet par la relation de l’homosexualité « aux plus vastes cartographies du secret et de la divulgation, du privé et du public, qui étaient et sont critiquement problématiques pour les structures de genre, sexuelles et économiques, de la culture hétérosexiste dans son ensemble » (p. 80).

En alternant l’étude de faits divers et d’extraits de romans, Sedgwick présente aux lecteurs une série de dilemmes moraux utiles pour comprendre la structure à double contrainte (double bind, Gregory Bateson) propre à la vie homosexuelle. Si celle ou celui qui reste dans le placard risque en effet d’être découvert, celle ou celui qui choisit d’en sortir se confronte à des formes d’oppression parfois très violentes. Ainsi le personnage de Claggart dans Billy Bud de Melville sert d’exemple à l’autrice pour réfléchir à la manière dont le stéréotype du secret dans la construction du désir homosexuel est renforcé par une rhétorique hétéronormative de la transparence et de la surveillance ; la réception de la culture antique par Nietzsche ou Wilde lui permet de mettre en lumière le phénomène par lequel un rapport moins inhibé avec la beauté masculine s’accompagne d’une exacerbation du partage entre habitus homosexuel et hétérosexuel ; ou encore, la littérature gothique est abordée comme lieu de négociation entre valeurs sociales et normes narratives. Par le fait d’offrir au lecteur un portrait du héros comme étant essentiellement dépourvu de désir et de relations, écrit Sedgwick, le roman du tournant du XIXe siècle témoigne d’un important changement de mœurs : ce changement conduit l’hétérosexualité à se distinguer de l’homosexualité moins par le topos narratif selon lequel le héros hétérosexuel s’engage toujours dans des situations à haute charge désirante (le duel, la fuite, l’adultère) que par le fait que le héros homosexuel les rejette toujours ouvertement. De même, les personnages d’Albertine et de Charlus dans À la recherche du temps perdu sont analysés sous le prisme du rôle féminin que Proust leur assigne et qui « offre ce qui semble avoir été la représentation définitive des incohérences qui président à la spécification sexuelle gay (et donc non gay) et au genre gay (et donc non gay) modernes » (p. 213).

En plaidant pour que l’étude de la sexualité soit dissociée de l’étude du genre, Sedgwick rejette à la fois les approches essentialistes et les approches constructivistes du féminisme. L’opposition entre une idée d’orientation sexuelle comme foncièrement biologique d’une part, et d’autre part comme pur produit culturel, relève selon l’autrice d’un faux binarisme : cette opposition, héritière du XIXe siècle dans sa conception de l’homosexualité tantôt pathologisante (approches essentialistes), tantôt déterministe (approches constructivistes), devrait être remplacée par une analyse plus large. Celle-ci ne prendrait plus uniquement en compte le genre, mais également d’autres aspects de la sexualité capables d’offrir un « plus grand potentiel de réarrangement, d’ambiguïté et de dédoublement représentationnel » (p. 34). C’est un changement de perspective que Sedgwick préconise et auquel on assiste au moins depuis l’ouverture du débat queer aux réflexions sur des catégories comme « aromantique », « asexuel » ou encore « polyamoureux » : celles-ci n’ont en effet pas strictement trait au genre des personnes qui s’y identifient (le fait qu’elles soient hétérosexuelles ou homosexuelles n’est pas le critère distinctif), mais plutôt à leur choix de relation et de socialisation.

Matilde Manara - Configurations littéraires