Publié en traduction française la même année, Hard Romance se lit comme le prolongement ou comme l’application des hypothèses énoncées par Eva Illouz dans Pourquoi l’amour fait mal : l’auteur propose en effet de lire le bestseller de E.L. James (pseudonyme d’Erika Leonard), vendu à plus de 70 millions d’exemplaires dans le monde entier, comme une fiction révélatrice d’un inconfort amoureux contemporain, et susceptible d’offrir à ses lectrices (puisque c’est surtout d’elles qu’il s’agit) une solution aux « apories qui caractérisent les rapports contemporains entre les hommes et les femmes », et notamment au passage d’un patriarcat traditionnel « économiquement et sexuellement dominant » à « une sexualité insouciante, multi-orgasmique, jouissive et vécue comme une fin en soi, qui est la marque de la politique sexuelle du féminisme ». L’auteur s’empresse d’abord de justifier son choix de travailler sur un livre pour ainsi dire « honteux », non en raison de sa teneur érotique (il fut volontiers qualifié de « porno pour mère de famille » ou mommy porn en anglais) mais en raison de sa piètre qualité littéraire : selon elle, il importe de prendre au sérieux ce bestseller en s’attachant à comprendre les causes de son succès. Le rappel de la genèse de l’œuvre, qui résulta d’abord de pratiques collaboratives en ligne, permet de présenter Cinquante nuances de Grey comme un exemple typique de « prosommation », autrement dit d’un système où les consommateurs produisent eux-mêmes les marchandises qu’ils consomment et sont par conséquent en mesure de les adapter parfaitement à leurs besoins. Pour Eva Illouz, le succès de la trilogie vient de sa capacité à répondre à une incertitude sexuelle et sentimentale caractéristique de la modernité, la relation sado-masochiste des deux personnages devenant « une solution fantasmatique ingénieuse à la volatilité des rapports amoureux » et aux contradictions des relations sentimentales contemporaines, tiraillées entre la dynamique du désir et l’aspiration à l’autonomie. En codifiant clairement les rôles par le biais d’un contrat, en métamorphosant la souffrance psychique en douleur physique et en dépassant l’aporie du désir et du consentement, le BDSM répondrait à une certaine attente féminine. Les romans de E.L. James seraient dès lors lus, selon Eva Illouz, non comme de simples harlequinades, mais comme de véritables manuels de self-help offrant des solutions directement applicables : l’auteure en veut pour preuve l’essor de la vente de sex-toys (et notamment de l’alléchante collection « Grey Revolution » lancée par la société Pure Romance) à la suite de la publication du roman. C’est là, bien sûr, une approche toute instrumentale, en vertu d’un mécanisme que Louise Rosenblatt nomme la « transaction efférente », désignant par là des lectures « motivées essentiellement par la quête d’un élément qu’il est possible de "tirer" du texte » : elle permet cependant de rendre compte de l’impact d’une œuvre par ailleurs jugée peu digne de consécration littéraire. Ainsi Eva Illouz avance-t-elle que « les textes populaires, en contraste avec la haute culture, non seulement mettent en scène un problème, mais y apportent une solution ». Faut-il pour autant dissocier strictement les deux et oublier, par exemple, le précédent littéraire notoire que constitue La Vénus à la fourrure de L. Sacher-Masoch, qui paraît invalider l’hypothèse de cet essai en plaçant cette fois l’homme en position de soumission ?