Edgar Cabanas et Eva Illouz, Happycratie : comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies

Paris, Premier Parallèle, 2018 [traduit de l’anglais par Frédéric Joly]

Dans le célèbre film de Robert Zemeckis, l’invention du « smiley » comptait parmi les instants décisifs de l’histoire américaine confiés aux mains innocentes du sympathique Forrest Gump. Ne faudrait-il pourtant pas se méfier de ce signe aux raffinements infinis, qui a assurément supplanté dans nos conversations électroniques la monotone virgule et le criard point d’exclamation ? La lecture du présent essai pourrait conduire à le considérer avec une certaine circonspection, comme l’indice linguistique d’une injonction au bonheur que les deux auteurs présentent comme une évolution dangereuse des sociétés contemporaines. C’est pourtant à un autre grand succès du cinéma américain que la « happycratie » emprunte son orthographe : The Pursuit of Happyness (2006), dont l’étrange « Y » (en lieu et place d’un I) était présenté comme une allusion au « YOU », autrement dit à l’individu, promu seul responsable de sa félicité (p. 11). Tel est bien l’un des points d’achoppement de « happycratie » contemporaine : en prêtant à chacun la capacité à s’assurer de son bonheur (en recourant notamment aux infaillibles outils du « développement personnel », évoqué p. 178 et suivantes, ou aux services précieux d’applications spécialisées telles que Happify, décrite p. 160 et suivantes), elle minore le rôle de facteurs extérieurs à l’individu. La « formule du bonheur » proposée en 2002 par Martin Seligman est à cet égard hautement significative : le bonheur, affirme-t-il, est « le résultat d’une prédisposition génétiquement déterminée, d’une activité intentionnelle, volontaire, visant à l’augmenter, et de circonstances l’affectant plus ou moins. […] La génétique compterait ainsi pour moitié ; les facteurs volitifs, cognitifs et émotionnels pour 40% ; quant aux circonstances de la vie et autres facteurs extérieurs (revenu, éducation, statut social), ils ne compteraient que pour 10% » (p. 83). Une telle équation constitue évidemment un excellent prétexte pour négliger des politiques publiques dont l’utilité, en termes de « bonheur de la population », se révèlerait somme toute marginale. Les deux auteurs mettent ainsi en garde contre les nombreux indicateurs qui ont fait florès au cours des dernières années (indice de bien-être économique, indice de bien-être durable, indice de développement humain), et qui entendent substituer à l’évaluation de la croissance du PIB celle du BNB (autrement dit Bonheur National Brut). Si une telle inflexion des modèles économiques peut sembler attrayante dans la mesure où elle propose un critère « plus doux, plus subjectif que celui, dur, objectif du progrès économique et social », ses conséquences n’en sont pas moins très inquiétantes. D’une part, elle suppose que le bonheur devienne une donnée quantifiable, mesurable à l’aune des envahissantes Big Data et des informations glanées sur les réseaux sociaux (à propos d’une expérience menée par Facebook pour inspirer aux usagers « des affects plus positifs ou plus négatifs aussi bien au sujet d’eux-mêmes que de leurs amis virtuels », voir p. 60). D’autre part, elle justifie une relativisation problématique de la pertinence des politiques publiques, et notamment des plus keynésiennes d’entre elles. Dans une étude parue en 2017, J. Kelly et M. D. R. Evans avancent ainsi que les inégalités de revenus n’étaient pas incompatibles avec le bien-être des populations – tout au contraire : selon eux, « dans les pays en voie de développement, c’est plutôt l’inégalité qui est source d’accroissement de bonheur », ce qui incite à penser que « les efforts actuellement menés [….] dans le but de réduire les inégalités de revenus sont potentiellement nuisibles au bien-être des citoyens pauvres » (p. 71). L’argument du bonheur devient dans ces conditions « une diversion grossière » à l’absence de traitement des problèmes de fond et, pis encore, la justification d’une politique néolibérale sans scrupule. Le présent essai démontre ainsi de façon convaincante comment l’avènement de la « happycratie » a été préparé conjointement par les tenants de la psychologie positive (présentée ici comme une pseudo-science grassement financée par des promoteurs intéressés) et par les économistes qui en mesuraient pleinement les atouts. L’un des chapitres les plus instructifs de l’essai est ainsi consacré au nouveau rôle imparti au bonheur dans le monde du travail, où il n’est désormais plus considéré comme la conséquence ou le couronnement d’une vie professionnelle réussie, mais comme son préalable et sa condition sine qua non. Comme le notent les deux auteurs, « le bonheur est donc devenu une sorte de prérequis à une vie professionnelle de qualité, mais il ne se résume pas à cela : il en vient même à conditionner l’accès au monde du travail, dans la mesure où les émotions et les attitudes positives se sont imposés comme des traits psychologiques essentiels, plus importants que les qualifications techniques ou les aptitudes. » (p. 128).

Affectant autant la vie professionnelle que la vie personnelle, la nouvelle définition du bonheur en fait « une norme » (p. 196) et une « habitude » (p. 158), en même temps qu’un horizon consumériste dûment maintenu hors de portée (ainsi peut-on toujours être plus heureux, en suivant par exemple une nouvelle formation de développement personnel). Cette mutation, orchestrée à compter de la fin des années 1990, constitue une révolution morale dont il n’est pas certain que nous ayons à nous féliciter. Sur le plan individuel, elle conduit indéniablement à la simplification d’une expérience complexe devenue une « notion brutalement empirique », quantifiable et au demeurant universelle (p. 55), en même qu’elle scelle la disparition de l’inconscient (p. 158). Sur le plan collectif, elle substitue au citoyen, membre d’un corps collectif, ce que les auteurs nomment un « psytoyen », c’est-à-dire « une subjectivité individualiste et consumériste », un client « pour qui la poursuite du bonheur est devenu une seconde nature, et qui considère que [sa] valeur dépend de [sa] capacité à s’optimiser en permanence » (p. 154). La célèbre injonction « Run, Forrest, run  ! » pourrait fort bien se lire dans cette perspective d’optimisation permanente, de résilience (p. 211 et suivantes) et de dépassement des limites pour atteindre le Best Possible (p. 184) : prenons plutôt la formule au pied de la lettre et en même temps la poudre d’escampette, pour échapper à ce nouveau modèle envahissant !

Ninon Chavoz