Ecologie et propagande

L’association des termes d’écologie et de propagande est en apparence provocatrice, et même politiquement incorrecte. Parler de « propagande écologique », n’est-ce pas en effet faire le jeu de ceux qui refusent à l’écologie le statut de science ? Soulever un tel débat ne reviendrait-il pas à ouvrir la boîte de Pandore ? Le projet ECOPROP, dont cette notice entend esquisser les contours, postule précisément le contraire. En associant les termes d’« écologie » et de « propagande », nous prenons acte de la dimension passionnelle que revêt encore le discours écologiste à l’époque contemporaine : le sentiment écologique compte aujourd’hui parmi les « émotions démocratiques » définies par Martha Nussbaum, et il requiert à ce titre un examen pluridisciplinaire approfondi. En faisant remonter le lien entre propagande et écologie au « colonialisme vert » qui se développe en France au XIXe siècle, le projet « Écologie et propagande » entend inscrire l’analyse de ce discours dans le temps long, en étudiant à la fois les modalités de sa construction et celles de sa réception. En prenant acte de la nécessité de contribuer à la prise de conscience écologique par des arguments qui ne seraient pas exclusivement d’ordre scientifique, il se tourne cependant aussi vers le futur, pour proposer des pistes de réflexion sur l’accompagnement discursif, médiatique, littéraire et artistique de la transition écologique.

Affirmée dans les rapports successifs du Groupe Intergouvernemental d’Experts sur le Climat (GIEC), la nécessité d’un engagement collectif contre le changement climatique et d’une transformation consécutive de nos modes de vie fait aujourd’hui l’objet d’un consensus dans la communauté scientifique. Les actions menées à l’échelle internationale et locale se révèlent néanmoins largement insatisfaisantes au regard des préconisations formulées par les experts. La question que pose aujourd’hui l’écologie n’est donc plus – ou plus exclusivement – d’ordre scientifique : elle concerne l’éthique et les modalités de ce que le penseur anglo-ghanéen Kwame Anthony Appiah appelle une « révolution morale », c’est-à-dire une mutation de la sensibilité susceptible d’engendrer une transformation rapide de nos comportements. Pour porter ses fruits, la lutte contre le réchauffement climatique implique en effet de « réinventer le cercle de la moralité, en y incluant beaucoup plus d’êtres vivants » (James Garvey, 2010) mais aussi d’orchestrer un changement de la sensibilité qui conduise à récuser des comportements qui ont longtemps été jugés acceptables, ou même collectivement valorisés. Un tel changement, si l’on en croit les analyses d’Appiah, qui examinait de son côté les cas de l’abolition de l’esclavage, de l’interdiction du duel et de l’interruption de la pratique des pieds bandés en Chine, ne se fonde pas sur la prise en compte d’arguments rationnels, souvent convoqués en vain, mais sur les sentiments de honte et d’estime qui nourrissent un sens de l’honneur collectif. Il semble dans ces conditions légitime de s’interroger sur le rôle que peuvent jouer les discours – qu’ils soient médiatiques, politiques ou littéraires – dans l’émergence d’une révolution morale dans le domaine de l’écologie. Faut-il en d’autres termes appeler de ses vœux l’émergence d’une « propagande » écologique, susceptible de favoriser un changement de sensibilité et, partant, une transformation de nos comportements ?

Quoiqu’il soit souvent grevé de connotations négatives, le terme de « propagande » ne désigne pas uniquement un instrument de domination politique prisé des régimes totalitaires : parler de « propagande » consiste avant tout à évoquer un régime discursif singulier, caractérisé par sa vocation performative et par sa volonté de marquer les esprits. Qu’elle soit placardée sur les murs, projetée sur les écrans ou coulée dans le texte, l’image joue un rôle essentiel dans ce travail de l’opinion. C’est pourquoi l’exploration des notions et des représentations reliant Écologie et propagande tient moins de l’abécédaire ou de l’encyclopédie que de l’imagier : nous proposons ainsi de rassembler une centaine d’images employées dans le discours médiatique ou littéraire pour évoquer le changement climatique et la transition écologique : chaque entrée est accompagnée d’une ou plusieurs illustrations textuelles et/ou graphiques (extrait de texte littéraire, affiche, campagne publicitaire, photographie de presse, œuvre d’art).

Le terme « d’image » choisi pour désigner les différentes entrées est ici compris au sens large, désignant aussi bien des métaphores (parfois si bien intégrées au discours courant qu’elles ne sont plus perçues comme telles, mais sont devenues des usages quotidiens) que des « mots-logos » relevant d’une rhétorique figée ou de rapports d’analogie implicites. L’image, en d’autres termes, est ce qui nourrit l’imagination collective : or, comme le rappelle Lawrence Buell, « la manière dont nous imaginons une chose, vraie ou fausse, affecte notre conduite envers elle, et cela vaut pour les nations comme pour les individus ». L’imagier critique ECOPROP répond donc à plusieurs objectifs :

  • Évaluer l’impact et l’utilité de ces images. Sont-ce des images dangereuses qui, au même titre que celles dont Susan Sontag récuse l’usage à propos de la maladie, conduisent à un infléchissement dangereux du discours politique ? Sont-ce au contraire des images vertueuses qui peuvent favoriser la prise de conscience de l’urgence écologique ? En d’autres termes, ces images participent-elles de ce que Lawrence Buell nomme « l’imagination environnementale » ?
  • Replacer ces images dans le temps long, en évitant ainsi l’écueil du présentisme et l’illusion de la nouveauté. En étendant notre enquête aux discours médiatiques et littéraires, du XVIIIe siècle à nos jours, nous entendons montrer à la fois la pérennité de certaines images (ainsi de la fameuse « croissance » devenue credo économique de l’Occident, ou du « bourgeois bohème » devenu « bobo »), et le changement, voire parfois l’inversion, du sens qui leur est imparti.
  • Mettre en évidence des fils métaphoriques : réfléchir aux images utilisées dans le discours médiatique, politique et littéraire conduit à identifier des lignes fortes et des récurrences – la métaphore organique par exemple, ou l’analogie établie entre écologie et religion.
  • Réfléchir au rôle de la littérature, qui peut contribuer à souligner l’existence d’images implicitement véhiculées par le discours quotidien, ou en anticiper l’émergence.
  • Examiner à une échelle transnationale la traductibilité de ces images ou au contraire leur spécificité francophone.

 

Construire la notion problématique de « propagande écologique », sans entamer en rien la légitimité scientifique du discours écologique, implique dès lors de croiser plusieurs approches, dans une perspective interculturelle, interdisciplinaire et trans-séculaire. Tout en s’attachant à un sujet d’actualité, susceptible de rencontrer directement les préoccupations de la région Grand Est, et en proposant des pistes concrètes pour le renforcement du discours écologique aujourd’hui, le projet « Écologie et propagande » sera fondé sur une prise de distance à la fois historique et géographique.

  1. Dans une perspective historique, il s’agira d’examiner l’archéologie de la construction du discours écologique depuis le XIXe siècle et son articulation à une propagande coloniale. Relire la propagande coloniale au prisme de l’écologie permet d’y relever la valorisation récurrente d’une nature encore sauvage : celle-ci apparaît autant dans les discours que dans les affiches et autres supports graphiques qui promeuvent l’empire français. Comme d’autres aspects de la propagande coloniale, cette valorisation d’une nature vierge, à préserver ailleurs qu’en Europe, se maintient encore aujourd’hui. Comme le note judicieusement Guillaume Blanc (L’invention du colonialisme vert,2020), « la question écologique mondiale est influencée par le passé colonial », au point qu’« entre la géographie coloniale et la politique actuelle d’une institution internationale comme le WWF, le lien est plus qu’évident, il est flagrant » : il découle de la diffusion du mythe d’une terre vierge, qu’il faudrait à tout prix prémunir de toute transformation humaine en créant les premières réserves. Le risque, ce faisant, est de construire une nature imaginaire en faisant fi des activités humaines qui s’y inscrivent et en mettant en péril certaines des populations qui habitent les lieux : cette critique, formulée à l’encontre du colonialisme vert que Guillaume Blanc étudie notamment en Éthiopie, trouve des échos saisissants dans la dénonciation, en Occident, d’une « écologie punitive », qui entraverait les activités d’une partie des citoyens. Dans ces conditions, l’inscription du lien entre écologie et propagande dans la perspective historique du « colonialisme vert » permettra à la fois de mieux comprendre la construction du discours écologique contemporain et d’en développer une approche critique, en soulevant les questions suivantes : la préservation de la nature peut-elle s’exprimer autrement que par une « mise en réserve », qui implique parfois le bannissement de l’humain ? Quels sont les caractéristiques du mythe de l’Eden écologique et comment s’en émanciper aujourd’hui ? Comment en définitive, libérer l’écologie du poids de son héritage colonial ?
  2. Dans une perspective interculturelle, décoloniale et/ou postcoloniale, le présent projet développera l’idée selon laquelle la construction du discours écologique contemporain gagnerait à ne pas se cantonner à une approche occidentale de la question. Pour Malcolm Ferdinand (Une écologie décoloniale, 2019), il existe ainsi une « double fracture coloniale et environnementale » : celle-ci se manifeste dans l’absence de représentation de sujets et penseurs racisés dans les instances de réflexion sur l’écologie, et dans l’éclipse consécutive de la diversité des lieux géographiques et des modes de vie qui leur sont associés. Dans ces circonstances, il importe de construire une « écologie décoloniale » qui permette une « conceptualisation de la crise écologique associée à la quête d’un monde défait de ses esclavages, de ses violences sociales et de ses injustices politiques » (Ferdinand, 2019). Comment inventer une écologie globale, qui ne concerne pas uniquement les sociétés occidentales ? On pourra ici procéder à des études de cas, en s’intéressant par exemple au scandale de l’exploitation des mines de cobalt au Congo, qui favorisent le développement d’attitudes en apparence vertueuses en Occident, permettant la fabrication de batteries pour des véhicules électriques, mais aboutissent localement à de graves prédations environnementales et à l’exploitation de travailleurs mineurs. Les civilisations non-européennes ne sont-elles pas susceptibles de nous proposer des modèles écologiques alternatifs et d’aider ainsi à la reformulation du discours écologique contemporain, comme le suggère par exemple Nastassja Martin ?
  3. Dans une perspective éthique, le projet « Écologie et propagande » accordera une place importante à l’évaluation de l’acceptabilité morale et sociale de la propagande. Il s’interrogera à ce titre sur les leviers de la « révolution morale », qui constitue l’une des quatre thématiques centrales de l’ITI LETHICA. Comment transformer des codes moraux dont l’injustice a été scientifiquement établie ? Comment convertir des sentiments moraux d’ordre privé en nouvelles normes publiques, respectueuses des formes variées de vulnérabilité qui contribuent également à la définition de l’existence humaine ? Par ailleurs, le projet sera l’occasion de formuler une réflexion sur les enjeux éthiques de la propagande : dès lors que celle-ci entend servir une cause juste, étayée par des arguments scientifiques et non pas seulement par des considérations idéologiques, dans quelle mesure peut-elle constituer une méthode acceptable ? Faut-il accepter, par exemple, le rôle confié aux lobbys dans la défense de l’écologie, notamment dans des instances internationales telles que le Parlement européen, ou s’en scandaliser, comme le suggère le récent film de Frédéric Tellier (Goliath, 2022) ? Le projet « Écologie et propagande » entrera dès lors aussi en relation avec une deuxième thématique centrale de l’ITI LETHICA, « transparence et secret », qui met l’accent sur la demande croissante de transparence dans la vie politique, et sur la révélation concomitante de nombreux scandales, y compris dans le domaine de l’écologie (par exemple le scandale des émissions de moteur Diesel en 2014, ou plus récemment le scandale des mines de cobalt au Congo évoqué ci-dessus).
  4. Dans une perspective esthétique, il s’agira de réfléchir au rôle que peuvent avoir les arts et la littérature dans la mise en place d’une prise de conscience écologique. Le célèbre terroriste américain Théodore Kaczynski, reconnu par certains penseurs comme l’initiateur de conceptions radicales de l’écologie (Jean-Marie Apostolidès, 2018), insiste dans ses écrits sur le rôle de la propagande véhiculée par l’industrie du divertissement, dont l’influence conduirait les citoyens à accepter l’amoindrissement de leurs libertés au bénéfice du progrès technologique. N’est-il cependant pas possible d’imaginer l’inverse, en prêtant aux productions artistiques, littéraires et cinématographiques une capacité à favoriser la prise de conscience écologique des lecteurs et des spectateurs ? Là encore, le projet soulignera l’importance des représentations de l’Afrique dans la construction sur le long terme d’une conscience écologique mondialisée. Les Racines du ciel de Romain Gary peut ainsi être considéré comme l’un des premiers romans écologiques du XXe siècle ; dès le XIXe siècle, des récits coloniaux comme Le Monde noir de Marcel Barrière contribuent précocement à la célébration d’une nature tropicale intacte. Quels sont les héritages de ces représentations dans la littérature contemporaine et quelle piste cette dernière ouvre-t-elle pour imaginer une écologie qui ne soit pas assimilable à un « colonialisme vert » ? La réflexion pourra par exemple porter sur le rôle de la science-fiction et de la littérature d’anticipation dans la construction de scénarios, souvent catastrophiques, dépeignant l’évolution de la planète dans les siècles à venir : dans quelle mesure ces productions (littéraires, mais aussi plastiques ou cinématographiques) peuvent-elles être considérées comme des illustrations ou des manifestations d’une propagande écologique ? Quelle est dans ce cas leur efficacité, notamment lorsqu’elles appartiennent à des genres considérés comme populaires ou à ce que Bernard Mouralis nommait, dès 1975, « les contre-littératures » ?
  5. Dans une approche médiatique et linguistique, le projet pourra enfin amener ses porteurs et leurs collaborateurs ponctuels à s’interroger sur la construction du discours écologique, que ce soit dans la littérature, dans le discours politique ou dans les médias. Une attention particulière pourra ainsi être accordée à l’usage des images et des métaphores, privilégiées depuis quelques décennies pour aborder la question du réchauffement climatique et de la transition écologique. De la « maison brûle » de Jacques Chirac (Johannesburg, 2002) au « trou dans la couche d’ozone » en passant par « l’atterrissage » de Bruno Latour (2017), par la personnification mythologique de l’hypothèse « Gaïa », par la « collapsologie » ou par les notions économiques de « croissance » et de « décroissance », les métaphores abondent dans le domaine écologique, que l’on se tourne vers le discours politique ou vers la réflexion critique contemporaine. Il semble dès lors légitime de s’interroger sur la construction et la réception de ces images : dans quelle mesure renforcent-elles ou minorent-elles au contraire l’efficacité du discours écologique ? D’autre part, quel peut être l’apport des écrivains – et singulièrement des écrivains africains, embrassant la perspective d’une écologie décoloniale ou postcoloniale – dans la construction de ces métaphores ? Le poète, romancier et dramaturge congolais Sony Labou Tansi propose ainsi dès les années 1970 (Conscience de tracteur) le terme de « cosmocide », qui fait écho au développement de la notion d’écocide, débattue depuis 1947 au sein de la Commission du droit international. Est-il possible d’imaginer des porosités dans le répertoire des métaphores littéraires et celles qui se diffusent actuellement dans l’espace public via les médias et les discours politiques ?

Ninon Chavoz - Configurations littéraires