Proustmania ! Modèles esthétiques, éthiques et épistémologiques féminins dans 'A la Recherche du temps perdu'

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Journée d'étude L'art du modèle

Journée d'études organisée par Matilde Manara, postdoctorante à Lethica

13 juin 2024
9h 17h30
Amphithéâtre | Collège Doctoral Européen

Dès son arrivée, je saluais Mme Swann, elle m'arrêtait et me disait : Good morning en souriant. Nous faisions quelques pas. Et je comprenais que ces canons selon lesquels elle s’habillait, c'était pour elle-même qu'elle y obéissait, comme à une sagesse supérieure dont elle eût été la grande prêtresse : car s'il lui arrivait qu'ayant trop chaud, elle entrouvrît, ou même ôtât tout à fait et me donnât à porter sa jaquette qu'elle avait cru garder fermée, je découvrais dans la chemisette mille détails d'exécution qui avaient eu grande chance de rester inaperçus, comme ces parties d'orchestre auxquelles le compositeur a donné tous ses soins, bien qu'elles ne doivent jamais arriver aux oreilles du public.

Ce passage tiré de À l’ombre des jeunes filles en fleurs nous présente les secrets et les transparences de la « sagesse » féminine dont les personnages proustiens sont porteuses. Tel portrait n’est pas dépourvu d’une certaine ironie : comme la plupart des écrivains modernistes, Proust semble réagir à l’expansion de la culture de masse et du lectorat favorisée par le développement de l’éducation scolaire, de la presse et des nouveaux médias au début du XXe siècle en développant une poétique de l’accès restreint. Il ne s’agit pas tant d’un élitisme stricto sensu, que d’une opération visant à diviser leur public en initiés et en exclus : en d’autres termes, en ceux qui peuvent s’identifier avec le roman (par son style, le comportement de ses personnages ou la vision du monde qu’il véhicule) et en ceux qui s'en sentent exclus.

Les femmes occupent une place singulière dans cette distinction : leur représentation au sein des textes, et le choix de les considérer comme lectrices idéales, reflètent l’ambivalence des jugements des auteurs. En prenant À la recherche du temps perdu en exemple, cette journée d’études se propose d’explorer ces œuvres qui, tout en rejetant explicitement la littérature édifiante, ne cherchent pas moins à éduquer leurs lectrices. Nous nous pencherons sur cette question à partir d’un double mouvement : il s’agira, d’une part, d’explorer le rapport que Proust entretient avec les modèles féminins (littéraires, de connaissance et tout particulièrement moraux) de son époque et, d’autre part, de réfléchir au rôle que la Recherche peut jouer en tant que modèle littéraire, de connaissance ou moral, pour les lectrices à venir. Si ces deux aspects seront abordés dans une perspective de genre, c’est que l’œuvre de Proust nous présente, en les fictionnalisant, une pluralité de types humains (Madame de Sévigné, Madame de Cambremer, la mère et la grand-mère, « modèles en tout » du Narrateur, Françoise et bien évidemment Albertine) dont la complexité redistribue les savoirs du féminin et sur le féminin partagés par l’époque. Les personnages féminins de À la recherche du temps perdu, nous demanderons-nous alors, perpétuent-ils une représentation socialement et historiquement genrée des femmes, ou échappent-ils à de tels stéréotypes, offrant ainsi au public de Proust un modèle alternatif auquel s’identifier ou à partir duquel tirer un exemple ? Et encore, est-ce possible d’hériter d’un modèle tel qu’À la recherche du temps perdu sans embrasser ses fondements moraux (voire en les rejetant ouvertement) ? 

Réalisée grâce au soutien de l’ITI Lethica et de l’UR 1337 « Configurations littéraires », la journée d’étude s’articule en trois sessions et un atelier. La première session, conçue pour s’inscrire dans l’axe « Approches historiques » ainsi que dans la thématique « Transparence et secret » de Lethica, interrogera le rapport de Proust avec les autrices du passé (Madame de Sévigné, dont le rôle dans la Recherche a été étudié seulement en partie et qui est érigée en modèle de comportement par la grand-mère du Narrateur) ou de son époque (Colette, dont on sait qu’elle entretient une relation complexe avec l’auteur et son œuvre).

La deuxième session, conçue pour s’inscrire dans l’axe « Approches interculturelles » ainsi que dans la thématique « Révolutions morales » de Lethica, sera consacrée à une plus vaste interrogation sur la fonction exercée par le modèle proustien dans d’autres contextes que celui strictement littéraire. De Józef Czapski à Anna Barkova en passant par les modèles contre-hégémoniques, nous nous interrogerons sur la relation (d’imitation, de rejet, ou alors de franc détournement) que les lecteurs ou les lectrices de Proust entretiennent avec les personnages et les valeurs véhiculées par son œuvre.

La troisième session permettra de se pencher sur des œuvres contemporaines (le film La Captive de Chantal Akerman, le projet textile Works in Fiber, Paper and Proust de Eve Kosofsky Sedgwick, ou l’essai lyrique The Albertine Workout de Anne Carson), des réécritures ou des traductions, et de réfléchir à la relation, souvent conflictuelle mais toujours féconde, que les artistes entretiennent aujourd’hui avec le roman proustien et les valeurs qu’il véhicule.

La journée d’études sera clôturée par un atelier de réécriture qui s’inscrit dans l’axe « Recherche-création » de Lethica. La séance débutera par un entretien de trente minutes sur le rapport, souvent conflictuel, que l’écrivaine invitée entretient avec Proust, ainsi que sur la façon dont À la Recherche du temps perdu s’inscrit dans son propre travail d’écriture. Cet entretien sera suivi d’un d’atelier : chaque participant.e sera encouragé.e, à travers des exercices appris au long de notre formation en écriture créative, à réécrire un extrait de la Recherche.

Programme :

9h00 : Accueil des participants
9h30 : Remerciements et introduction

Première session : Proust modèle féministe ? (Modération par Salomé Pastor)

10h00 : Margaux Gérard (Université de Strasbourg). Captives : de tristes personnages de prisonnières ? Luce (Claudine à Paris, Colette) et Albertine (La Prisonnière, Marcel Proust)
10h30 : Valentina Tibaldo (Université d’Oxford). Sara Ahmed : Proust et le modèle phénoménologique

11h15 : Pause  

Deuxième session : Ethiques de la Recherche (Modération par Matilde Manara)

11h45 : Tatiana Victoroff (Université de Strasbourg, ITI Lethica). Le temps réanimé : Proust au GOULAG (Józef Czapski et Anna Barkova)
12h15 : Nicole Siri (Université de Strasbourg, ITI Lethica). Modèles éthiques contre-hégémoniques dans À la recherche du temps perdu

13h00 : Pause déjeuner 

Troisième session : « L’effet Albertine » ou le détournement du modèle (Modération par Salomé Pastor)

14h00 : Ariadne Baresch (Université de Trèves). La représentation de la féminité à travers l'exemple d'Albertine - une analyse comparative des adaptations proustiennes à l'aide de méthodes numériques
14h30 : Yangjie Zhao (ENS Paris). Albertine retrouvée en Chine : une réécriture morale du féminin

15h15 : Pause  

15h45 : Les fugitives : Atelier de recherche-création avec Carmen Gallo (Université Roma La Sapienza) (Modération par Matilde Manara)

 Entrée libre et sans inscription.