« Quelque chose comme ma présence au monde s’efface. » (p. 55), voilà les mots qu’emploie Vanessa Springora dans son récit Le Consentement, après avoir décrit le premier viol que lui a imposé Gabriel Matzneff.
Dans ce récit, elle décrit la relation d’emprise qui a émergé entre l’adolescente d’à peine treize ans qu’elle était et le célèbre écrivain, qui avait déjà une cinquantaine d’années au moment où il fait sa connaissance. Elle dénonce certes les agressions sexuelles et les viols que Gabriel Matzneff lui a imposé, mais en décrivant les mécanismes d’emprise et de domination qui régissaient son rapport à cet homme, c’est l’indulgence de tout un milieu à l’égard des auteurs de violences sexuelles que l’autrice interroge. Elle décrit ainsi la manière dont le statut d’écrivain a pu servir d’alibi à celui qu’elle se contente de nommer « G. ». C’est donc depuis cette quatrième ère du féminisme que l’on qualifie parfois de « post Me too » que l’autrice se saisit de sa plume pour donner à lire ce qu’elle a vécu dans une époque durant laquelle l’émergence d’une telle parole était pratiquement impossible.
La force de ce récit réside peut-être dans la manière dont l’autrice décrit ce saisissant décalage entre l’adolescente qu’elle était, introvertie, réservée, passionnée de littérature et cet écrivain reconnu qui lui apporte volontiers son aide pour la rédaction de ses dissertations. C’est de cet émerveillement pour un homme qui maîtrise un art qui la fascine que vont naître les sentiments de Vanessa envers Matzneff. C’est pourquoi le titre est parfaitement choisi : la question du consentement est centrale. Vanessa était une adolescente qui croyait sincèrement consentir librement à ce qu’elle a considéré comme une relation amoureuse. C’est ainsi que de manière insidieuse, Matzneff installe ce lien d’emprise, se saisissant de la candeur juvénile de sa victime. Ce processus sera facilité par une époque qui semble tolérer et même encourager ce genre d’agissements. C’est pourquoi l’écrivain pourra par exemple être reçu sur le plateau de l’émission télévisée Apostrophes en 1990 en y étant fièrement décrit par le présentateur comme un « collectionneur de minettes ». C’est face à un mélange de complaisance et d’hilarité collective que de tels propos ont pu être prononcés à la télévision. La seule qui s’opposa à l’écrivain fut alors l’autrice québécoise Denise Bombardier, qui ne manqua pas de souligner la manière dont « la littérature a une sorte d’aura ici, dans ce pays [la France], la littérature sert d’alibi à ce genre de confidences », dénonçant la mansuétude de tout un milieu qui tendait à banaliser ce type de faits. Rappelons à ce titre la tribune du Monde datant de 1977, signée par de nombreux et nombreuses intellectuel·les français·es tel·les que Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Roland Barthes, Simone de Beauvoir Alain Robbe-Grillet ou encore Françoise Dolto (pour n’en citer que quelques-un·es), dans laquelle il est question du « consentement des mineurs ». Il y est expliqué que les enfants seraient en mesure de consentir à des actes de nature sexuelle – affirmation que la législation française finira par contredire avec la loi Billon en 2021. Au sein de l’élite intellectuelle et littéraire française, des faits relevant de la pédocriminalité étaient ainsi considérés comme totalement anodins : une révolution morale a eu lieu entretemps et a profondément altéré nos sensibilités.
C’est le souci de porter ces voix longtemps tues qui a animé Vanessa Filho, réalisatrice de l’adaptation cinématographique du récit de Vanessa Springora. Elle a en effet affirmé dans l'émission Vertigo du 6 décembre 2023 : « Je me souviens, la première fois quand j'ai découvert ce récit, j'étais en larmes, j'étais en colère. […] J'ai ressenti l'urgence et la nécessité de mettre en image ce récit. ». Le film est réalisé avec une grande fidélité au texte. Des scènes de violences sexuelles y sont représentées dans un niveau de détail très élevé, ce qui génère tout un panel d’émotions allant de l’inconfort à la répulsion. Peut-être peut-on voir un message politique dans le fait de montrer ces scènes plutôt que de les suggérer. La réalisatrice part du principe que si ces situations ont pu être vécues par une très jeune fille, le spectateur doit lui aussi pouvoir en supporter la représentation. Il y a quelque chose de l’ordre de la responsabilité collective qui émerge et qui nous pousse à nous demander comment, en tant que société, nous avons pu si longtemps nous complaire dans une forme d’ignorance.
Finalement, soulignons le caractère extrêmement symbolique du fait de prendre la plume pour dénoncer celui dont le statut d’écrivain servait justement d’alibi. En écrivant pour dénoncer celui dont la perversion réside en partie dans le plaisir qu’il prend à se saisir de sa plume pour raconter ce qu’il présente comme des « exploits » et qu’on considère aujourd’hui comme des crimes, Vanessa Springora s’adonne à une forme de subversion totale de son histoire, puisque c’est à présent au tour de Gabriel Matzneff de se retrouver piégé dans un livre.
Gaëlle Le Sann - étudiante du DU Lethica
Notice rédigée dans le cadre du séminaire de Frédéric Trautmann : Abus sexuels sur mineurs et personnes (rendues) vulnérables.
Gaëlle Le Sann est titulaire d'une licence de Lettres modernes, et suit actuellement le master de Littérature française, générale et comparée de l'Université de Strasbourg en parallèle au Diplôme d'Université Lethica. Son mémoire porte sur les oeuvres de la poétesse Joyce Mansour et la subversion du genre par l'écriture du corps, abordées par le nouveau regard de lae lecteur·ice du XXIe siècle informé par des révolutions morales.