Compulsivement englouties lors de séances dites de binge-watching ou impatiemment attendues de semaine en semaine (songeons aux dernières saisons de Game of Thrones), aussi bruyamment méprisées que secrètement savourées, les séries télévisées – américaines, bien sûr, mais aussi françaises (Le Bureau des Légendes, Baron noir, Mafiosa, etc.), danoises (Borgen), israéliennes (Fauda, Hatufim)… – font désormais partie de nos vies. Le constat pourrait sembler banal, mais il constitue en réalité la thèse forte de l’essai de Sandra Laugier.
Professeure à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne, spécialiste de philosophie du langage et de philosophie morale, l’auteure s’attache depuis plusieurs années à l’étude de la puissance éthique et politique de ces récits du petit écran : lauréate d’une délégation à l’Institut Universitaire de France pour un projet consacré aux « Formes élémentaires de l’expérience partagée », elle est aussi à l’origine du programme DEMOSERIES (Shaping Democratic Spaces : Security and TV Series) et a co-signé plusieurs ouvrages dédiés aux séries télévisées ou, plus largement, au développement des « liens faibles » qui peuvent nous unir aux personnages de fiction aussi bien qu’aux rencontres de hasard (Philoséries : Buffy, tueuse de vampires avec Sylvie Allouche, 2014 ; Le Pouvoir des liens faibles avec Alexandre Gefen, 2020). Le présent ouvrage se compose quant à lui, pour l’essentiel, d’une compilation des chroniques publiées par l’auteure dans le journal Libération entre 2013 et 2019 : la plupart de ces textes portent donc sur les séries qui se trouvaient alors en cours de diffusion (Game of Thrones ; House of Cards ; Homeland ; Designated Survivor ; This is Us ; Twin Peaks : The Return ; The Americans ; Narcos ; La Casa de Papel ; American Crime…) et, plus ponctuellement, sur l’actualité cinématographique (La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, Wonderwoman de Patty Jenkins, Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve, ou les derniers opus de la saga Starwars). Quoique les chroniques ne soient pas reproduites dans un ordre strictement chronologique, mais regroupées dans plusieurs sections thématiques en prise avec des sujets d’actualité (citons entre autres les chapitres « Fictions politiques et sécurité humaine » et « Sexe, race et classe ») ou avec des théories philosophiques dont l’auteure se veut l’héritière (voir notamment les chapitres « Perfectionnisme » et « Métaphysique des séries »), l’ouvrage n’en conserve pas moins un parfum de papier journal : plusieurs textes font ainsi figure de billets d’humeur, dans lesquels les séries ne sont que prétexte à commenter l’actualité politique ; d’autres gardent les traces d’une perception des personnages que le développement de l’intrigue a entretemps invalidée (ainsi de l’assimilation de Danaerys à l’incarnation d’un « rêve démocratique », p. 141) ; d’autres encore se répètent avec une insistance plus surprenante dans un ouvrage autonome que dans un cycle de chroniques, où les redites font office de clin d’œil à destination d’un lecteur complice (ainsi de la déploration régulière de l’opprobre pesant sur le spoil, autrement dit en français du « divulgâchage » des suites du récit à un spectateur ignorant). Plus encore, ce choix de la compilation interdit, à quelques exceptions près, l’inscription de la série dans une histoire longue, qui remonte aux vagues successives des années 1970 et 1980 (Dallas, Magnum, Starsky et Hutch…) et des années 1990 (Urgences, Friends…), puis au tournant des années 2000, marquées par l’arrivée du câble et par la diffusion d’œuvres aussi marquantes que Twin Peaks, The Wire, Six Feet Under, Les Soprano ou Mad Men (p. 25-27) : faute de s’inscrire dans l’actualité, ces séries ne seront que fugitivement évoquées, quand bien même leurs enjeux éthiques et philosophiques égalent à n’en pas douter ceux de leurs héritières contemporaines.
Quant à la première partie de l’ouvrage, dépeint dans l’avant-propos comme un « essai qui présente l’approche et l’analyse des séries » pratiquées par l’auteure, sa vocation est moins historienne que théoricienne et, dans une certaine mesure, militante. Sandra Laugier s’appuie en effet sur les très stimulantes théories développées par Stanley Cavell (dont elle est par ailleurs l’une des traductrices en France) à propos de la comédie américaine (voir notamment À la recherche du bonheur : Hollywood et la comédie du remariage) pour exposer son éthique de chercheuse et de spectatrice. Prolongeant les analyses de S. Cavell, l’auteure pose ainsi la nécessité de faire fi de tous les préjugés intellectuels et cinéphiles pour « prendre les séries au sérieux », en les considérant « non pas comme des objets offerts à l’intelligence du philosophe – qui les utiliserait comme exemples pour en montrer les mécanismes cachés qui auraient échappé au réalisateur », aux interprètes et à la plupart des spectateurs, mais en découvrant « l’intelligence inhérente au matériau lui-même » (p. 12). En d’autres termes, il n’appartient pas au philosophe de s’improviser spectateur hors norme pour « donner ses lettres de noblesse » à un genre populaire en transformant la boue en or ou en trouvant dans les séries « un réservoir de cas ou d’exemples pour des réflexions qui leur préexisteraient » (p. 30). Transposant à l’expérience cinématographique les analyses du « langage ordinaire », S. Cavell propose un « changement de perspective – qu’il appelle parfois révolution » (p. 99) : ce bouleversement consiste à accepter que « beaucoup de choses que nous croyons découvrir dans le ciel de la philosophie sont devant nous, ou à nos pieds ». Sandra Laugier invite de même à prendre acte de la valeur « préventive » et « éducative » des séries (p. 67), de leur rôle dans « la préservation de l’esprit démocratique » (p. 61) et dans la transition d’une morale normative et impérative vers une « éthique du care, au sens de la perception particulière des situations, moments, motifs, telle qu’elle nous est offerte par notre rapport intime aux séries inscrites dans notre vie quotidienne » (p. 40-41). Devenues partie prenante de nos existences, ces dernières sont autant des œuvres que des expériences de vie, et notamment des expériences de care : « on prend soin des personnages qui en retour prennent soin de nous, en restant inscrits en nous après la fin de la série » (p. 134). Un tel postulat conduit enfin à admettre l’égale dignité de chaque regardeur, auquel Sandra Laugier restaure son « agentivité » (p. 136), quand elle ne célèbre pas son « re-empowerment » (p. 37) : ainsi les séries sont-elles démocratiques, non seulement parce qu’elles nous parlent du vivre-ensemble démocratique, mais parce qu’elles permettent d’arracher l’art à sa tour d’ivoire. « Pas besoin de diplôme pour aller voir un film et surtout pour se sentir compétent pour en juger – pas plus selon Austin, maître de la philosophie du langage ordinaire, que pour parler le langage ordinaire et être capable de dire “ce que nous disons” » (p. 38). La présentation d’idées stimulantes, parmi lesquelles se range assurément l’affirmation répétée de la compétence du spectateur, fait cependant regretter que le même traitement de faveur n’ait pas été appliqué au lecteur, soumis à une expérience troublante de la répétition lorsque les phrases et paragraphes de cet essai liminaire se répètent à l’identique à quelques pages d’intervalle (par exemple : p. 40-41 et p. 74, p. 61 et p. 66). Peut-être pourrait-on voir là un effet de la célèbre « forme-sens », qui contraindrait l’essayiste à se plier aux exigences de la sérialité et à singer le rituel du générique, auquel les amateurs authentiques n’auraient selon elle garde de déroger (p. 274-275) : est-ce pour autant un gage de la « prise au sérieux » de l’objet sériel ?
Ninon Chavoz
Maître de conférence Université de Strasbourg, coordinatrice du DU Lethica