Tristan Garcia, Six Feet Under : nos vies sans destin

Paris : Presses Universitaires de France, 2015

La bibliothérapie, à laquelle un précédent dossier avait été consacré dans la « Lettre de Lethica », pourrait également se décliner en ciné- et même en série-thérapie : l’ouvrage que le philosophe et écrivain Tristan Garcia dédie aux cinq saisons de Six Feet Under, écrites par Alan Ball et diffusées sur la chaîne américaine HBO entre 2001 et 2005, en offre l’éloquente démonstration. Consacrée au devenir de la famille Fisher, propriétaire d’une société de pompes funèbres et dévouée par conséquent au « soin » d’autrui (qu’il s’agisse de l’embaumement des corps ou de la souffrance des âmes), la série accompagne les principaux personnages (la mère Ruth, les frères Nathaniel et David, la cadette Claire, ainsi que leurs compagnes et compagnons plus ou moins pérennes) dans leurs itinéraires professionnels et personnels, marqués, dès le premier épisode, par le décès brutal du père, Nathaniel Senior. Pour Tristan Garcia, Six Feet Under devient dès lors la « somme proustienne d’une époque démocratique », où l’usage d’une pluralité de points de vue décentrés permet d’offrir le portrait de la « vie quotidienne des classes moyennes fin de siècle » : au-delà de cette restitution, qui ne cède jamais à la satire ni à la caricature, l’auteur salue le déploiement d’une « forme inédite de réalisme empathique télévisuel », qui passe par la représentation de « vies qui ne prétendent pas à l’universalité, mais simplement à l’exemplarité ». Six Feet Under illustre par conséquent les « émotions démocratiques » de notre temps, telles que les évoque Martha Nussbaum : elle « transforme l’intelligence en émotion comme par alchimie et – à la manière de toute grande œuvre de la culture universelle – précipite de la pensée en sensation, et en l’occurrence en larmes ». Quoique le spectateur attentif ne puisse s’empêcher de déplorer ici et là quelques inexactitudes dans la restitution des biographies des personnages, on se réjouira de l’hommage rendu à une série télévisée qui place au cœur de son propos le travail du deuil et plus largement, le souci d’autrui. Ainsi considérera-t-on que Six Feet Under et le livre que lui consacre Tristan Garcia nous apprennent doublement à « faire cas » : du point de vue de l’éthique, d’abord, en construisant des personnages eux-mêmes engagés dans une démarche thérapeutique de care ; du point de vue esthétique ensuite, en nous invitant à placer cette série au même rang que les œuvres de Montaigne, de Proust, de Dostoïevski ou de Thomas Mann (pour ne citer ici que les auteurs mentionnés par Garcia). À compter de 2014, l’engagement de l’auteur dans cette démarche de lecture éthique des séries télévisées l’a d’ailleurs conduit à se substituer à l’historienne des médias Claire Sécail pour diriger avec Jean-Baptiste Jeangène Vilmer la captivante « série des séries » hébergée par les Presses Universitaires de France.

Ninon Chavoz
Maître de conférence Université de Strasbourg, coordinatrice du DU Lethica