Kwame Anthony Appiah, Le Code d’honneur : comment adviennent les révolutions morales

Paris, Gallimard, 2012, traduction de Jean-François Sené

Les amateurs de grand spectacle se souviennent de la théâtrale explosion qui coûte la vie à l’antipathique Jean-Baptiste Emmanuel Zorg, incarné par Gary Oldman dans Le Cinquième Élément de Luc Besson (1997) : alors même qu’il est parvenu à désamorcer la bombe hautement perfectionnée qu’il avait posée dans le vaisseau spatial, un autre engin, bien plus rudimentaire, se déclenche, péniblement actionné par quelques guerriers Mangalores, qui, posant leur patte sur le fatidique bouton, terminent leurs vies de brutes en s’exclamant laconiquement « Pour l’honneur ! ». Sous ses dehors légers, la scène en dit long sur le relatif discrédit dont pâtit aujourd’hui l’honneur : hideux, stupides et violents, les Mangalores font de piètres ambassadeurs pour une notion dont ils soulignent involontairement le caractère désuet, si ce n’est tout bonnement ridicule.

Le propos de Kwame Anthony Appiah confirme ce constat : entachée de violence et souvent associée à une hiérarchie sociale profondément anti-démocratique, en tant qu’elle établit des frontières infranchissables entre castes, races et genres, l’idée « de la vie honorable paraît terriblement démodée », et tout porte à croire qu’elle devrait finir exilée « sur une île de Sainte-Hélène philosophique et laissé[e] là à contempler ses épaulettes ternies et son sabre jadis éclatant se corroder dans l’air marin » (p. 196). N’est-il pas temps de tourner le dos à une valeur implicitement associée au mâle blanc dominant, fût-il de taille napoléonienne (et partant modeste) ? Plus largement, n’aurions-nous pas tout à gagner à nous départir d’une idée et d’un sentiment qui justifièrent et, pis encore, provoquèrent des morts et des souffrances sans nombre ?

C’est précisément le contraire que l’auteur parvient ici à démontrer, en insistant sur la nécessité impérieuse de « rendre l’honneur à la philosophie » (p. 18) qui s’en est, selon lui, trop longtemps détournée. Pour illustrer l’importance de l’honneur, Appiah s’attache dès lors à l’examen détaillé de quatre cas concrets : celui du duel en Angleterre (et en particulier du combat qui opposa en 1829 le duc de Wellington et le comte de Winchelsea), celui du bandage des pieds en Chine, celui de l’esclavage et de la traite négrière, celui enfin du meurtre d’honneur au Pakistan (soit l’assassinat, par leurs propres familles, de femmes accusées d’adultère). Sans nier le rôle que joua le code d’honneur dans l’établissement et la perpétuation (parfois multiséculaire) de ces pratiques, Kwame Anthony Appiah démontre que les sentiments de honte et d’estime, qui cimentent la notion d’honneur, eurent également une influence décisive dans leur abolition, là où les arguments rationnels, philosophiques et religieux, si bien rodés fussent-ils, n’avaient jamais porté leurs fruits. Ainsi l’abolition du duel résulte-t-elle moins du sang versé ou d’une interdiction juridique que de l’affaiblissement de l’aristocratie britannique et de l’essor concomitant d’une « presse populaire qui transforma une institution interne à un groupe en un spectacle pour observateurs extérieurs aimant à s’amuser » (p. 65), se gaussant volontiers d’une pratique autrefois jugée chevaleresque. De même, la fin du bandage des pieds en Chine découle, non d’une prise de conscience des souffrances infligées aux femmes, de longue date connues, mais d’un sentiment de l’honneur collectif, qui fait désormais craindre aux lettrés chinois que leur pays ne se trouve toujours plus moqué ou critiqué à l’étranger en raison de cette barbare coutume. Quant à l’engagement britannique contre la traite et l’esclavage, il s’expliquerait doublement – à la fois par le souci de défendre l’honneur du pays en s’opposant à l’Amérique, et par l’intervention d’une classe ouvrière qui refuse que le travail puisse être considéré comme honteux ou infâmant. Chacune de ces transformations radicales de la sensibilité constitue ce que le philosophe appelle une « révolution morale », conduisant à récuser brutalement, en vertu d’une transformation des codes de l’honneur, des comportements longtemps jugés acceptables, ou même valorisés. « En sorte qu’au terme d’une révolution morale, comme au terme d’une révolution scientifique, les choses paraissent nouvelles. Rétrospectivement, en l’espace même d’une seule génération, les gens se demandent : Que pensions nous alors ? Comment avons-nous pu faire cela pendant tant d’années ? » (p. 13-14).

Faisant fond sur de solides analyses historiques, Le Code d’honneur se lit comme une invitation à l’action. Partant des trois cas évoqués plus haut, Kwame Anthony Appiah entreprend en effet d’en tirer des conclusions pour réfléchir aux facteurs qui pourraient conduire à la disparition des meurtres d’honneur au Pakistan. S’inspirant du cas chinois, il appelle de ses vœux l’implication d’une opinion internationale féministe, qui devra pourtant veiller à ne pas susciter « une réaction nationaliste brutale » (p. 183), en respectant en particulier le rôle de l’islam. Plus fondamentalement encore, l’auteur insiste sur la nécessité de ne pas « faire la morale » aux peuples concernés, mais de chercher plutôt à infléchir le périmètre même de l’honneur, dont les études menées avec rigueur dans les chapitres précédents ont démontré la ductilité. « Le bon moyen de procéder, semblerait-il, n’est pas d’argumenter contre l’honneur, mais d’œuvrer à en modifier les fondements, à changer les codes qui servent à l’assigner » (p. 188). Ajoutons encore que les usages de l’honneur ne se cantonnent pas aux territoires lointains : sans même évoquer « la culture du viol », abondamment dénoncée en Occident par le mouvement « Me Too », on notera, à la suite de Kwame Anthony Appiah, l’importance déontologique que peut revêtir ce sentiment dans l’armée, mais aussi dans le corps médical ou le corps enseignant (p. 213-214). On comprend dès lors que l’honneur, loin de constituer un sentiment désuet, est un instrument éthique précieux, qui pourrait bien servir (encore) à changer le monde : « c’est, pour nous, ce qu’il a toujours été, un moteur alimenté par le dialogue entre nos conceptions de nous-mêmes et le regard des autres, qui peut nous inciter à prendre au sérieux nos responsabilités dans un monde que nous avons en partage » (p. 197).

Ninon Chavoz
Maître de conférence Université de Strasbourg, coordinatrice du DU Lethica