Sorti des presses universitaires de Strasbourg en mars 2020, c’est-à-dire au moment où une très large part de l’humanité se voyait menacée par la propagation du Covid-19 et retrouvait brutalement la conscience de sa vulnérabilité, ce livre porte une triple ambition - didactique, interdisciplinaire, et éthique. À la suite d’un précédent collectif (Souhaitable vulnérabilité ?, 2016), l’ouvrage entreprend d’abord de faire le point sur une notion devenue « polyphonique » à force d’être mobilisée dans de multiples domaines — du droit à l’économie, de la médecine à la politique en passant par les diverses sciences humaines et sociales (philosophie, psychologie, sociologie, théologie…). Pour cela, les directrices d’ouvrage réunissent des penseurs de tous horizons, et en particulier des médecins, que ces derniers soient chirurgiens (Bruno Grollemund), gériatres (Catherine Hernandez, Marie-Claire Guérin, Patrick Karcher) ou psychiatres (Gilles Bertschy, Anne Danion-Grilliat) ; des philosophes (Éric Fourneret, Marie-des-Neiges Ruffo de Calabre, Béatrice de Montera, Frédéric Rognon) et des sociologues (Jean-Christophe Parisot de Bayard), des économistes (Philippe Gillig) et des épistémologues des sciences et des techniques (Jérôme Goffette, Thierry Magnin, Marc Roux) ; des docteurs en théologie catholique ou protestante (Talitha Cooreman, Martin Kopp, Marie-Jo Thiel) enfin, sans oublier quelques doctorants en éthique (Sébastien Koci, Christiane Olivier). Par-delà leurs formations et professions extrêmement diverses, les contributeurs ont en partage une même préoccupation éthique : dans un monde dominé par des technologies de plus en plus sophistiquées, et parallèlement régi par les idéologies néolibérales de la performance, de la rentabilité et de la vitesse, l’urgence s’impose de repenser et de revaloriser la vulnérabilité non seulement comme une condition inhérente à toute vie, mais aussi comme une véritable opportunité existentielle et relationnelle. La vulnérabilité permet en effet d’éprouver sa résistance, voire sa résilience face aux épreuves de la vie, et de surcroît elle ouvre à de nouveaux liens — interpersonnels autant qu’intergénérationnels, en créant souvent les conditions propices à une véritable reconnaissance de l’altérité, ainsi qu’à l’éthique qui la sous-tend. C’est dans cette perspective — et non simplement à des fins d’identification et de prévention du handicap, qui peuvent aller jusqu’à certaines formes d’eugénisme — qu’on peut par exemple réinterpréter l’apport des progrès techniques en matière d’échographie ou de diagnostic prénatal : connaître à l’avance l’existence d’une malformation (comme les fentes faciales, qui affectent environ 1200 enfants par an, en France) permet d’ « accueillir l’autre dans sa fragilité souffrante » (p. 161) et de bâtir ainsi concrètement « une société inclusive » (p. 6, p. 81). Cette notion constitue de fait l’un des fils conducteurs de l’ouvrage, avec l’idée — implicitement héritée d’Ivan Illich — que tout progrès technique, médical ou social risque, à un moment donné de son développement, de devenir contreproductif et d’exacerber notre vulnérabilité au lieu de nous en émanciper, comme il en portait au départ la promesse ou l’illusion : ainsi la médecine est-elle devenue iatrogène, et les lieux de soin les foyers d’infections nosocomiales ; quant aux révolutions industrielles, elles nous ont fait entrer dans l’ère de l’anthropocène, où les activités humaines menacent désormais gravement la survie de nombreuses espèces sur la planète — y compris l’espèce humaine (voir sur ce point le très bel article de Martin Kopp, « Vulnérabilité et écologie »). Il convient donc, pour reprendre à Marie-Jo Thiel le titre de sa contribution, de « grandir en humanité au travers de sa vulnérabilité », et ce n’est pas le moindre des paradoxes que cette vulnérabilité repensée, réappropriée, passe désormais par une réinterprétation théologique du rapport de l’homme à Dieu, et surtout de l’image de ce dernier. Loin de se figurer uniquement comme une figure toute-puissante, c’est aussi un « Dieu handicapé » qui s’est en effet, avec le Christ, incarné dans la fragilité même de la condition humaine : Talitha Cooreman-Guittin livre elle-même de très fines analyses théologiques de la vulnérabilité et du handicap, dont certaines prémices se firent jour dès l’époque médiévale, et trouvent aujourd’hui de nombreux prolongements dans des recherches éthiques et théologiennes auxquelles le présent ouvrage fait généreusement écho. Articulé sur trois questions (« La vulnérabilité, à quoi bon ? », « La vulnérabilité, un obstacle pour la santé ? », « Des technologies pour éradiquer la vulnérabilité ? ») et riche de dix-neuf contributions, ce passionnant ouvrage explore dans ses multiples dimensions la tentation récurrente d’un corps transformé ou d’une santé augmentée, jusqu’aux conceptions contemporaines du post-humanisme, pour montrer à rebours que le véritable progrès se situe moins du côté des évolutions ou prouesses technologiques, que dans la réconciliation avec une « porosité ontologique » du vivant qui nous rend certes vulnérable, mais dans le même temps « poreux à tous les souffles du monde, lit sans drain de toutes les eaux du monde, chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde », pour reprendre à Aimé Césaire les vers par lesquels il caractérisait l’humanité, née en Afrique, dans son Cahier d’un retour au pays natal (1939). Un livre qui nous réconcilie aussi avec la lenteur, dans le magnifique petit éloge qu’en font Marie-Jo Thiel et Talitha Cooreman au terme de leur introduction, dans le sillage d’un David Le Breton (Marcher. Éloge des chemins et de la lenteur, 2012), mais aussi du théologien japonais Kosuke Koyama et de « son étonnante affirmation que Dieu se déplace à trois miles par heure », c’est-à-dire « à la vitesse des humains » (p. 17) quand nous marchons. En accueillant ce livre tout comme ce dernier nous invite à ralentir avec « la personne extrêmement vulnérable, par son grand âge, par sa déficience, par son très jeune âge, ou encore par sa maladie », la collection « Chemins d’éthique » mérite assurément bien son nom.
Anthony Mangeon
Professeur de littératures francophones à l’Université de Strasbourg , Directeur de Configurations littéraires (UR1337), Coordinateur de l’Institut Thématique Interdisciplinaire Lethica