Architecte suisse de renommée internationale – on lui doit, entre autres réalisations, le parc central de Taichung, à Taiwan – et maître de conférences à l’École nationale supérieure d’architecture de Versailles, Philippe Rahm s’intéresse depuis longtemps aux relations entre architecture, climat et santé. Issue d’une thèse soutenue en 2019 à l’université Paris-Saclay, suivie d’une exposition au Pavillon de l’Arsenal en 2020, son Histoire naturelle de l’architecture relève à la fois de la somme et du manifeste. En treize chapitres dont les titres marquent autant d’évolutions majeures dans nos manières d’organiser et d’habiter l’espace, à partir de faits en apparence anecdotiques (« Comment la bière invente la ville », « comment les petits pois ont fait s’élever l’architecture gothique », « comment un brin de menthe invente les parcs urbains du XIXe siècle », « quand le pétrole fait pousser des villes dans le désert », etc.), l’auteur retrace l’histoire de sa discipline en usant d’un prisme écologique et matérialiste qui lui permet, en fin d’ouvrage comme à l’issue de nombreux développements, d’énoncer quelles options architecturales doivent désormais être privilégiées pour faire face à l’inéluctable réchauffement climatique qui marque notre siècle.
Rompant avec l’idée récente (et historiquement située) qui veut que l’architecture soit une « construction sociale, faite de signes ou de symboles culturels » (p. 15), son essai montre au contraire tout ce que l’art de concevoir des espaces et de bâtir des édifices doit, dans ses variations géographiques, historiques ou stylistiques, à un semblable impératif physiologique : maintenir l’homéothermie de l’être humain et, dans cette perspective, le protéger des excès climatiques. Pour fonctionner, les enzymes nécessaires aux réactions chimiques de notre métabolisme doivent en effet bénéficier d’une température corporelle constante, à 37°C de moyenne, et donc idéalement d’une température environnementale comprise entre 21 et 28°C. Le froid, le chaud, l’air, l’eau, le soleil, l’ombre : voici donc les éléments ou les principes dont il faut pouvoir maîtriser la présence et l’influence pour assurer aux êtres humains les conditions idoines d’existence.
L’ouvrage s’organise en trois grandes périodes ou scansions historiques. Dans une première partie que je qualifierais d’« archéologique » (chapitres 1 à 5), l’auteur revient sur les origines de l’habitat humain jusqu’au développement des villes, de l’antiquité à la Renaissance. Dans une deuxième partie plus « historiographique » (chapitres 6 à 10, Philippe Rahm discute de nombreux essais sur l’architecture, par ses maîtres modernes ou d’autres historiens, et il analyse en détail comment des préoccupations sanitaires – éviter la diffusion des maladies, et notamment les épidémies dans les villes – ont déterminé des choix architecturaux (nouvelles formes et matières) ainsi que la création ou la fréquentation de nouveaux espaces urbains, des parcs aux stations thermales en montagne ou en bord de mer. Dans une troisième partie résolument « critique » et « écologique » (chapitre 11 à 13), l’auteur déconstruit finalement l’oubli voire le déni du réel manifesté dans les architectures mises en œuvre à compter du XXe siècle, devenues possibles par l’utilisation exponentielle d’énergies fossiles ou l’apparition des antibiotiques, qui rendaient soudain caduques les anciennes considérations sanitaires. À l’issue de ce parcours historique où, comme dans l’essai de Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, la période d’indifférence au climat ouverte dans les années 1950 n’apparaît rétrospectivement, à l’heure du réchauffement climatique ou de l’épidémie de coronavirus, que comme « une brève interruption du cours “normal” des choses » (p. 336), la conclusion se fait plus prospective et programmatique, en nous projetant dans les choix architecturaux et les habitations de demain. C’est de fait un véritable renversement de paradigme que propose Philippe Rahm.
L’architecture a pour finalité de rendre artificiellement habitable un environnement hostile. Quels en sont les moyens ? Paradoxalement, l’architecte dessine le visible (qui met l’accent sur l’esthétique) et non pas l’espace (qui met l’accent sur le climatique), les pleins – qui correspondent aux murs et n’ont donc d’autre intérêt que celui d’enfermer l’air – et non les vides, qui devraient être les cibles ultimes de l’architecture. Ce mode de représentation devrait être inversé : tracer et noircir les vides plutôt que les pleins, dessiner l’espace plutôt que les murs, donner forme aux conditions climatiques. […] Quand les modes de composition architecturale relèvent de la convection, de la conduction, de l'évaporation, de la pression, de la conduction, de la radiation, la géométrie euclidienne comme base du dessin spatial et des formes architecturales laisse place à la météorologie. (p. 322-323)
Le lecteur néophyte en architecture apprend beaucoup de cette étude qui court de la préhistoire aux « grands enjeux physiques du XXIe siècle, le réchauffement climatique ou l’irruption d’épidémies telle que celle du coronavirus au printemps 2020 » (p. 20). Sur la fonction originelle des villes comme grenier fortifié, et partant sur « les liens étroits entre alimentation, climat, énergie et développement urbain » (p. 43) ; sur l’évolution des « espaces publics de rafraîchissement », des basiliques païennes aux galeries marchandes états-uniennes, en passant par les églises chrétiennes ; sur les fonctions thermiques des arts décoratifs ; sur les motivations sanitaires des grandes transformations urbaines, qui vont des initiatives des préfets de Paris, le comte de Rambuteau et le baron Haussmann au XIXe siècle, à celles de Le Corbusier au XXe ; sur l’urbanisation des déserts et des jungles grâce au pétrole et à l’invention de la climatisation, que ce soit en Amérique, dans la péninsule arabique ou en Asie ; sur les causes climatiques et les réponses architecturales qui furent fournies à de nombreux événements historiques, enfin, comme la Grande Peste et la Guerre de Cent ans au XIVe siècle, les petits âges glaciaires provoqués par d’importantes éruptions volcaniques en 536 et 1816, les révolutions françaises de 1789, 1830, 1848 : l’histoire culturelle, économique, militaire et politique devient plus édifiante encore lorsqu’elle est reliée aux aléas climatiques, et celle de l’architecture devient à son tour concrète et vivante en se faisant naturelle. L’ouvrage de Philippe Rahm constitue ainsi une contribution majeure au développement de l’histoire environnementale autant qu’à celui de l’histoire architecturale. Son double index, matériel et des personnes citées, s’avère en outre particulièrement précieux pour retrouver des informations et suivre d’autres fils conducteurs dans ce foisonnant volume aussi intelligemment structuré qu’il est bien écrit. Loin d’incliner ses lectrices et lecteurs au pessimisme, Philippe Rahm sait enfin leur insuffler une volonté d’agir face au réchauffement climatique, en rappelant toutes les solutions pratiques dont nous disposons déjà pour tâcher de l’infléchir. On ne peut que lui être fort reconnaissant de cette lecture roborative.
Anthony Mangeon - Configurations littéraires