Dans les premières lignes de son essai, Franco Moretti remarque que « si autrefois la notion de bourgeois paraissait indispensable pour l’analyse sociale, aujourd’hui on pourrait passer des années sans l’entendre mentionner. Le capitalisme est plus puissant que jamais, mais son incarnation humaine semble avoir disparu » (p. 1 ; je traduis toutes les citations). Au début du XXe siècle, continue Moretti, les analyses sociologiques de Weber, de Sombart et de Schumpter concevaient le capitalisme et la bourgeoisie comme deux aspects indissociables du même phénomène ; des analyses plus récentes de la culture des premiers siècles du capitalisme (Moretti cite celles de Meiksins Wood, de Vries, Appleby, Mokyr) négligent en revanche le héros de cette histoire.
Le propos de Moretti est donc de revenir sur la figure et l’ethos du bourgeois, et pour ce faire, d’étudier ses représentations littéraires par le biais de cinq études de cas : « Le bourgeois au prisme de la littérature : tel est le sujet de mon livre » (p. 4). Les textes littéraires sont en effet conçus par Moretti comme des outils d’analyse dès les premières pages de l'essai : le cas littéraire, l’analyse des formes et des structures linguistiques qui émergent de la singularité d’une œuvre, permettent « de déceler une dimension du passé qui resterait autrement cachée » (p. 14). Dans son essai, Moretti explore ainsi la culture et les contradictions du bourgeois et de son éthique au fil des siècles, de Robinson Crusoe à Ibsen, dont l’œuvre est analysée au dernier chapitre : « Ibsen et l’esprit du capitalisme ».
L’analyse menée par Moretti dans sa première étude de cas, consacrée à Robinson Crusoe et intitulée « Un patron qui travaille », montre de manière éclairante comment un texte littéraire peut révéler des contradictions et des dilemmes éthiques ayant une portée générale et touchant à notre culture toute entière.
En analysant le chef-d’œuvre de Defoe, Moretti discute d’abord de la structure verbale des passages du roman qui racontent le travail acharné de Robinson sur l’île pendant vingt-huit ans. Les actions du héros sont toutes enchaînées, toutes orientées vers une succession d’objectifs immédiats, que Robinson poursuit l’un après l’autre. Moretti définit l’attitude du héros du roman comme une forme de « téléologie à court terme » : sur l’île, Robinson incarne parfaitement le modèle du bourgeois méthodique et infatigable.
Pourtant, poursuit Moretti, l’analyse de la structure générale du roman pose une énigme. Avant son naufrage, dans les premiers chapitres, Robison est un aventurier sans scrupules ; une fois sur l’île, il se repent de son arrogance et devient un travailleur patient. Il semblerait que l’histoire de Robinson incarne donc précisément la révolution morale décrite par Max Weber dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme : le passage du type du bourgeois agressif qui privilégie les commerces risqués, au type prudent et rationnel.
Ce qui est frappant, pourtant, est le fait qu’une fois sauvé, à la fin du roman, Robinson redevient aventurier parmi les pirates et les cannibales. Comment expliquer ce retour du personnage à l’ethos initial ? Robinson n’aurait-il pas donc pas vraiment changé au cours des vingt-huit ans passés sur l’île ? D’après Moretti, la conclusion de Robinson Crusoe nous montre que les instincts agressifs de l’aventurier peuvent être inhibés, mais ne sont jamais complètement éteints : le roman nous avertit que les instincts les plus violents sont toujours prêts à ressurgir en nous, même au sein de notre société qui semble si rationnelle.
Nicole Siri - Configurations littéraires