Le Visage noirci de Hadji Firouz

Au fil de l’histoire du Moyen-Orient, les fêtes païennes célébrant le retour du printemps ont été associées à des symboles et à des significations culturelles et religieuses variables selon les peuples, ce qui a, en retour, modifié leurs rites de célébration. Ces signes sont constamment retranscrits et réinterprétés à partir du temps présent selon l’époque et les enjeux identitaires de la période ; ainsi, ils soulèvent la question de l’interprétation éthique de signes historiques culturellement marqués.

Nowruz[1], la fête du printemps, célébrée aujourd’hui par plus de 300 millions personnes des Balkans à l’Asie centrale, est un bon exemple de ce type de syncrétisme culturel. Les racines des coutumes associées à cette fête sont impossibles à déterminer, mais la communauté scientifique suppose que ces rites de célébration sont liés aux mythes mésopotamiens, en particulier à celui de la descente de la déesse Ishtar aux enfers[2]. Au moment de leur diffusion en Perse, ces mythes babyloniens ont été adaptés aux croyances locales et se sont notamment greffés au mythe de Dumuzi[3] (dieu de l'abondance, des végétaux et/ou du bétail ainsi qu’époux d’Ishtar). Leur présence contemporaine est surtout manifeste dans le personnage ambigu de Hadji Firouz.

Figure importante dans la tradition de la fête de Nowruz, Hadji Firouz (également appelé Mir-e Nowruzi (« Maître du nouveau jour », en français) a le visage noirci, porte des habits rouges, danse et récite des chants connus pour apporter la nouvelle de l’arrivée du printemps. En guise d’appréciation de la bonne nouvelle, les gens qu’il rencontre lui offrent de l’argent (moždegāni). D’un point de vue linguistique, les noms de Hadji Firouz et de Mir-e Nowruzi méritent quelques commentaires. En persan, Hadji vient de la langue arabe (hadjdji) où il signifie « sage » : devenu un titre de respectabilité, le terme est attribué en farsi presque exclusivement à ceux qui ont fait le pèlerinage de la Mecque. De même, ’amir issu de la langue arabe est un titre ancien attribué aux militaires ainsi qu’aux princes et aux notables. De telles appellations pourraient se comprendre soit comme un terme d’appréciation et dans ce cas, Hadji Firouz serait un maître du printemps à l’instar de Dumuzi, soit de façon ironique, comme une allusion à un renversement carnavalesque des rôles entre maître et esclave.

Hadji Firouz est en effet une figure ambivalente dans la culture contemporaine iranienne, puisque ses racines mythiques se sont mêlées avec les traditions théâtrales tardives. Le prénom du personnage, Firouz, témoigne de ce syncrétisme. Le mot peut en effet être associé à la pierre turquoise (firuze), à l’adjectif « victorieux » (piruz en persan), mais c’est aussi un nom que l’on donnait jadis aux esclaves. Ainsi, la complexité de ce personnage recèle des connotations racistes[4], qui varient en fonction de l’époque, du contexte social et des interprétations.

Le linguiste et mythologue Mehrdad Bahar rappelle ainsi que dans les époques anciennes, juste avant le printemps, les gens sortaient dans les rues, déguisés avec un masque noir, pout signifier le retour du Royaume des morts : cette tradition serait selon lui liée directement au personnage d’Hadji Firouz[5]. Cette hypothèse n’empêche pas que l’apparition d’un personnage au visage noirci pose aujourd’hui problème. Même si l’histoire de l’esclavage en Iran n’a pas été racialisée de la même façon qu’en Occident, et même si la pratique de se noircir le visage n’a pas les mêmes connotations dans toutes les cultures, il est difficile de soustraire ce rite à une lecture globalisée, qui lui associe la connotation négative aujourd’hui prêtée au blackface. Ces dernières années, les Hadjis Firouz ont été incarnés de plus en plus fréquemment par des femmes ; le retour à des accessoires anciens (tel le masque noir) pourrait contribuer à honorer la tradition en respectant l’identité de celles et ceux qui sont affecté.es par cette référence culturelle.

 

Dina Khazai - Doctorante, étudiante du D.U. Lethica

Cette notice a été rédigée en lien avec le séminaire « La question noire dans le monde arabe » d'Aya Sakkal, 2022-2023.

[1] Ce terme désigne en persan « le nouveau jour » et c’est l’un des noms donnés à cette fête.

[2]

Le mythe de la Descente aux enfers d’Ishtar, déesse importante du culte mésopotamien au Proche-Orient, antique a donné lieu à de nombreuses versions : selon la version akkadienne (antérieure à la version sumérienne), découverte en 1860 sur des fragments en écriture cunéiforme, la disparition d’Ishtar, déesse de la fertilité, provoque l’arrêt de la fécondité de la terre, d’où sa résurrection. Cf. anarkia333data.center

[3]Jean Bottéro et Samuel Noah Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme: mythologie mésopotamienne, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque des histoires", 1993, 755 p.

[4] Beeta Baghoolizadeh, « The Myths of Haji Firuz: The Racist Contours of the Iranian Minstrel », Lateral, vol. 10 / 1, 2021.

[5] Mehrdad Bahar, Jastâri chand dar Farhang-e Iran, Tehran, Nashr-e Fekr-e Emruz, 1997, p. 224 et sq.