« Les statues meurent aussi », proclamait déjà en 1953 un court-métrage de Chris Marker et Alain Resnais : ce titre semble plus actuel que jamais dans un contexte où les tensions entre mémoire et histoire se sont cristallisées autour des statues des grands hommes – ou plutôt d’ex-grands hommes, puisqu’il s’agit de figures qui ne font plus aujourd’hui consensus, souvent parce qu’elles sont, comme Abraham Lincoln ou Thomas Jefferson, rattrapés par leurs liens avec l’esclavagisme. On peut voir là un cas typique de « révolution morale » (Kwame Anthony Appiah), avec un passage rapide d’une acceptation assez large de ces personnages comme des références culturelles et historiques à une remise en cause radicale de ce qu’ils représentent et des valeurs qu’ils véhiculent. Ce phénomène a en effet connu une forte expansion, dans le monde anglo-saxon puis en Europe, à partir de 2020, année de la mort de l’Américain George Floyd, étouffé sous le genou d’un policier blanc : si le vandalisme des statues et autres portraits officiels a toujours existé, il s’est imposé récemment, par son ampleur et les discours qui l’accompagne, comme l’un des nouveaux modes d’activisme de groupes qui s’inspirent de la théorie décoloniale. Et puisque le « dé » peut renvoyer à déconstruire comme à détruire, ces pratiques ont souvent été rattachées à une notion polémique, celle de cancel culture, qui pour les uns propose d’interroger l’histoire officielle en montrant ce qu’elle a laissé dans l’ombre, et pour les autres constitue une tentative d’éradiquer certaines figures de l’espace public et de la mémoire collective au motif que l’ensemble de leurs actes ne correspondraient plus aux valeurs contemporaines.
Le court texte publié par Laure Murat ne vise pas à revenir sur l’histoire longue de ces phénomènes, comme l’ont fait Jacqueline Lalouette ou Bertrand Tillier, mais à s’interroger sur la place qu’occupent ces actes dans la sphère des discours politiques contemporains, en particulier aux États-Unis où l’historienne réside et enseigne. Cette dernière nous invite à ne pas céder à une forme de panique morale en voyant des statues à terre, mais plutôt à changer notre regard en appliquant le vieux principe du cui prodest. En effet, nous dit Laure Murat, si l’on observe avec distance le contexte nord-américain, on doit y constater que la cancel culture y est moins présente en tant que une pratique militante que sous la forme d’un discours, très ancré à droite, qui consiste à faire de l’Occident une citadelle assiégée par des minorités désireuses de prendre le pouvoir symbolique en réécrivant l’histoire depuis leur propre prisme : devant une menace que Murat juge très surestimée, ces groupes conservateurs se proposent en retour d’expurger les bibliothèques et de traquer les signes de wokisme à l’école ou à l’université. Ils capitalisent ainsi directement sur une peur qu’ils ont eux-mêmes construite. Et l’autrice de rappeler que les premières victimes de la cancel culture sont les militants des droits civiques, comme le joueur de football américain Colin Kaepernick, dont le contrat avec la National Football League a été suspendu après qu’il a mis publiquement un genou à terre en hommage à George Floyd. À l’inverse, la cancel culture est un puissant instrument de cohésion pour le mouvement MAGA – au point que l’autrice en fait « l’avatar logique, inévitable, d’une démocratie à bout de souffle, dite désormais illibérale ».
Si la démonstration ne peut malheureusement pas être étayée par des faits et des statistiques dans le cadre d’un manifeste aussi bref, la vertu du texte est néanmoins de nous inciter à revoir le cadre épistémologique dans lequel nous évoluons : faut-il continuer à parler de « culture de l’annulation », là où ce terme est décrit par l’autrice comme une « expression inventée par la droite américaine pour discréditer les revendications progressistes » ? Laure Murat propose de lui substituer le terme de « culture de la responsabilité », afin de lui restituer sa dimension d’outil critique, destiné à exercer une pression sur le pouvoir pour les inciter à constituer une mémoire plus inclusive. Dans une perspective moins militante, on peut citer les travaux de Viktoria Amelina sur l’opposition entre « cancel culture » et « execute culture », où l’écrivaine identifie un mécanisme similaire : elle y insiste sur le fait que les tentatives d’interdire des événements liés à la culture russe en Europe après le déclenchement de la guerre à grande échelle contre l’Ukraine ont été très minoritaires, mais ont servi au pouvoir autoritaire poutinien à consolider auprès de sa population un discours où la Russie était systématiquement et indûment rejetée par l’« Occident collectif ».
Dans « Les Statues meurent aussi », Marker et Resnais cherchaient à mettre au jour le racisme latent dans le traitement patrimonial des artefacts artistiques d’Europe et d’Afrique, qui étaient alors considérés comme des œuvres d’art à part entière pour les premiers et relégués dans des musées consacrés au folklore provenant de civilisations exotiques pour les autres. La querelle des statues telle qu’elle se déploie aujourd’hui rejouerait en partie, si l’on suit le raisonnement Laure Murat, cette construction à partir d’objets d’art et de mémoire de ce qu’on reconnaît ou non comme sien : elle révèlerait, non pas tant l’ébranlement d’une histoire officielle remise en cause par les minorités, mais la volonté de ne pas partager le piédestal avec d’autres histoires possibles.
Victoire Feuillebois - GEO