La question de la transparence de la parole est revenue sur le devant de la scène intellectuelle dans le contexte contemporain, traversé par des débats sur ce qu’il est licite de dire ou non au sein de l’espace public, mais aussi dans une série de situations d’interlocution précises comme celles qui ont lieu dans une salle de cours : pour certains, il est indispensable a minima de revisiter certaines pratiques, et peut-être même d’occulter certains sujets, figures ou termes, au motif qu’ils convoqueraient et perpétueraient un univers de violence ou de domination et que leur mention offenserait une partie des destinataires du message ; pour d’autres, cette posture peut être assimilée à une forme de censure, voire à une prise de pouvoir de la part d’une minorité réclamant qu’on réécrive les codes de communication au prisme d’une sensibilité jugée trop extrême et manquant de perspective historique. Il peut être utile dans ces débats très clivants de se pencher sur des cas pratiques : l’ouvrage Libertés malmenées dirigé par Anne Gilbert, Maxime Prévost et Geneviève Tellier est une excellente occasion de le faire, qui plus est au sujet d’une affaire qui a été largement médiatisée en Amérique du Nord, sans avoir eu l’écho qu’elle mérite en Europe.
Nul ne contestera, pour le coup, que le mot « affaire » soit ici le terme adéquat, tant l’épisode qui s’est produit à l’Université d’Ottawa en septembre 2020 a bouleversé le monde académique canadien, fait l’objet d’intenses discussions dans la société et même provoqué un litige juridique entre l’université concernée et la professeure accusée d’un supposé acte raciste. En effet, à la rentrée 2020, la professeure non-titulaire Verushka Lieutenant-Duval expose à ses étudiants le plan de son cours portant sur la représentation des identités sexuelles et donné en anglais à la Faculté des Arts de cette grande université bilingue du Canada : elle explique la notion de « resignification subversive » évoquée notamment par Judith Butler. Dans Le Pouvoir des mots (2004), la célèbre théoricienne américaine présentait comme un instrument d’empowerment des minorités ethniques et sexuelles ce procédé qui consiste à détourner une injure en se la réappropriant de manière positive, comme l’ont fait les survivants ou les admirateurs des Communards ou les peintres impressionnistes. Sauf que Lieutenant-Duval ne va pas puiser dans ces exemples canoniques et sans doute éloignés des intérêts des étudiants : elle propose d’étudier le cas du mot nigger, injure raciste reprise dans le contexte du rap pour créer une communauté et consolider une pratique artistique minoritaire. Or dans la culture anglophone, le terme est banni : il est coutume de le remplacer par le terme the n- word. Or, peut-on passer par cette périphrase pour commenter le phénomène de resignification subversive, au risque d’en amoindrir la portée ? La professeure ne le croit pas et décide de prononcer le mot complet après un trigger warning de rigueur. Le cours s’achève sans incident, mais dans les jours qui suivent, une étudiante qui estime avoir subi une micro-agression interpelle la présidence de l’Université d’Ottawa sur les réseaux sociaux. C’est le début de « l’affaire » : confrontée dans un passé proche à plusieurs accusations de racisme, l’université fait le choix de mettre à pied la professeure, ce qui l’expose de facto à la vindicte d’étudiants et de militants qui voient là une confirmation de sa faute. Une campagne enflammée s’en suit sur les réseaux sociaux, qui publient des informations sur l’enseignante ainsi que des messages électroniques qu’elle a rédigés, lesquels suscitent des commentaires haineux et violents. Ironie tragique du sort, la volonté de transmettre une notion de linguistique performative s’est complètement retournée contre l’enseignante qui expérimente à ses dépens la force « des mots qui tuent » et qui circulent sans contrôle dans l’espace numérique. Devant une telle effervescence autour d’un simple mot (le titre originel du livre de Butler est justement Excitable speech), les médias s’emparent de l’affaire, des intellectuels et des hommes politiques de tout le Canada s’expriment à ce sujet, d’autres cas apparaissent ou reviennent à la surface, suscitant une réflexion générale sur la question des libertés académiques et la liberté d’expression dans le pays. Le règlement en novembre 2023 du litige qui oppose Lieutenant-Duval à son ancienne université reconnaît que le préjudice subi par la plaignante constitue un « mal irréparable », notamment parce qu’elle a perdu durant de longs mois son « droit à l’anonymat » : la professeure raconte dans Libertés malmenées qu’il lui était impossible de commander une pizza sans être reconnue par le livreur et parfois interrogée sur son prétendu racisme.
Le collectif Libertés malmenées permet justement de revenir sur cette affaire pour en comprendre le déroulement (via une chronologie très précise qui apparente le livre à une édition critique universitaire) et la signification à travers une série d’articles théoriques explorant les problèmes que pose cet épisode. Car celui-ci a, bien entendu, très fortement mobilisé la communauté universitaire, notamment un groupe de 34 professeurs titulaires de l’Université d’Ottawa, qui ont signé un texte de défense de Lieutenant-Duval, prolégomènes au collectif dont il est question ici. Sous la direction d’Anne Gilbert, Maxime Prévost et Geneviève Tellier, ce livre entend, sans esprit de polémique ou de vindicte, faire le point sur la manière dont cette crise, opposant une partie du corps enseignant d’une part et d’autre part de nombreux étudiants ainsi que les autorités universitaires, éclaire les modifications que subit la sphère des libertés académiques dans le contexte contemporain. Comment enseigner aujourd’hui lorsqu’un certain nombre des valeurs véhiculées par les textes et jusqu’aux termes qu’emploient les auteurs du passé paraissent soudain intempestifs et inacceptables à une partie des auditeurs ? Comment continuer à transmettre dans un contexte universitaire, qui repose sur la confiance entre enseignants et étudiants, mais aussi sur l’idée que le passé a quelque chose à dire ? Autant de questions sur lesquelles l’ITI Lethica a déjà eu l’occasion de se pencher et qui trouvent un écho saisissant dans les pages du livre.
Ce dernier est animé par le projet de suivre ces évolutions au plus près, en évoquant d’abord la manière dont elles deviennent perceptibles dans les relations avec les étudiants et avec les pairs, grâce à une série d’entretiens et de textes plus ou moins personnels qui évoquent les situations d’enseignement où un dissensus apparaît entre les générations. Il replace le problème dans une série de transformations structurelles qui impactent l’université et compliquent l’activité pédagogique : le développement d’un modèle économique qui assimile l’éducation à un service qui se vend et s’achète met sur la sellette les enseignants qui ne remplissent pas leur contrat aux yeux des étudiants ; l’explosion des réseaux sociaux permet une circulation instantanée des discours, mais en effaçant toute possibilité de percevoir leurs nuances stylistiques et idéologiques – ce à quoi l’université est notamment censée initier les étudiants ; le fait que les nouvelles générations optent pour des formes d’activisme politique où le mot joue un rôle fondamental comme porteur de valeurs et comme vecteur performatif de l’action – modèle qu’elles tendent à utiliser comme grille de lecture dans leurs études.
L’un des intérêts du livre est de soulever en particulier la question de l’enseignement de la littérature, qui suppose une confrontation avec les textes du canon, et donc avec des valeurs et des formules qui ont pris un autre sens aujourd’hui ou ne sont plus tolérées dans la société contemporaine. Or, de fait, les outils jusque-là prévus pour limiter les frictions se révèlent désormais inefficaces, comme le trigger warning ou la contextualisation, ne suffisent plus à protéger la relation pédagogique dans un contexte où le moindre mot prononcé ou écrit durant le cours peut se retrouver sur les réseaux sociaux pour y servir une preuve de non-respect des valeurs humaines fondamentales : Verushka Lieutenant-Duval a bien eu recours au « traumavertissement » et a échangé avec les étudiants concernés pour expliquer sa démarche a posteriori. Dans l’attente d’instruments permettant à nouveau un partage des savoirs, beaucoup des enseignants qui s’expriment dans le livre confessent devoir se livrer à une censure littéraire : les textes de leur corpus présentant la moindre aspérité à cet égard sont immédiatement exclus du syllabus. Mais ce processus dévoile l’une des « failles de la théorie postcoloniale » (Sylvie Paquerot), à savoir que ce sont les ouvrages sur les minorités qui font le plus les frais de cette épuration, notamment pour les textes anciens : un roman du XIXe siècle qui utiliserait des termes aujourd’hui inappropriés pour évoquer les Indiens d’Amérique ou les esclaves noirs, même pour dénoncer leur condition, se trouve par exemple remplacé par un autre texte qui ignore totalement le problème de l’oppression ou de la ségrégation. Dans ces conditions où ce qui concerne race, class and gender peut être passé sous silence, comment assurer la transmission des savoirs, mais aussi la formation adéquate d’étudiants de plus en plus concernés par ces débats ?
Victoire Feuillebois - GEO