Harcèlement professionnel (dans la littérature du travail et de l’entreprise)

La littérature du travail, ouverte aux enjeux contemporains du monde de l’entreprise, s’intéresse à un phénomène mis en lumière depuis les années 1990 et désormais largement balisé par les sciences humaines : le harcèlement professionnel. Exploré par la psychiatre et psychanalyste Marie-France Hirigoyen dans son essai Le Harcèlement moral dans la vie professionnelle. Démêler le vrai du faux (Syros, 2001), cette violence insidieuse, faite de micro-agressions cumulées à l’abri des regards, se définit comme « toute conduite abusive (geste, parole, comportement, attitude…) qui porte atteinte par sa répétition ou sa systématisation à la dignité ou à l’intégrité psychique ou physique d’une personne, mettant en péril l’emploi de celle-ci ou dégradant le climat de travail » (p. 18). Elle vise, ainsi que l’explique la scientifique, à « se débarrasser de la personne. Soit physiquement, en la poussant à démissionner, soit moralement, en la rendant docile et en l’obligeant à se taire » (site de Marie-France Hirigoyen). À ce titre, le harcèlement s’apparente à une opération de « tri » dans la masse salariale. Ce tri peut être effectué à l’échelle interpersonnelle, lorsque les attaques opposent deux travailleurs unis ou non par des liens hiérarchiques, ou à un niveau organisationnel, quand la nuisance est élevée au rang de politique d’entreprise (on parle alors de harcèlement managérial ou institutionnel).

Inscrite dans le Code du travail depuis janvier 2002, la notion de harcèlement a d’abord permis la prise en compte juridique d’une nouvelle forme de prévention : le pan mental de la santé, là où la législation n’envisageait jusqu’à cette date que les conséquences physiques du harcèlement (« Marie-France Hirigoyen, la psychiatre française à la tête de la lutte contre le harcèlement », entretien avec Laura Quiun, Jupsin, 1er juin 2019, [en ligne]). Par ailleurs, elle a récemment subi un élargissement sémantique favorable à l’intégration de ses formes neuves. À l’interaction harceleur-harcelé se sont adjointes les méthodes de gestion harcelantes utilisées à l’encontre de tous les salariés d’un service. En décembre 2019, le procès France Télécom a ainsi publiquement exposé un harcèlement organisationnel, fondé sur une politique d’entreprise et visant une collectivité de personnels. Contrairement aux précédentes configurations, celui-ci ne se rattache ni à un harceleur isolé, ni à un petit groupe, mais à une stratégie globale visant à déstabiliser l’ensemble des employés.

Par-delà leur différence de portée, ces deux formes de harcèlement professionnel intéressent la littérature de l’extrême contemporain pour les problématiques éthiques qu’elles soulèvent. Cet enjeu est d’ailleurs contenu dans le choix de l’adjectif « moral », régulièrement accolé au nom : il implique une prise de position, selon Hirigoyen. « Il s’agit effectivement de bien et de mal, de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas, de ce qu’on estime acceptable dans notre société et de ce qu’on refuse. Il n’est pas possible d’étudier ce phénomène sans prendre en compte la perspective éthique ou morale » (Le Harcèlement moral dans la vie professionnelle, p. 15-16).

Les saisies littéraires du harcèlement managérial pointent à cet égard l’idéologie néolibérale du « profit avant l’homme », selon la saisissante formule de Noam Chomsky (Le Profit avant l’homme, Fayard, 2003). Les écrivains qui renseignent sur ces nouveaux visages du harcèlement dépeignent en effet des méthodes de management délétères visant à faire le tri parmi les salariés en économisant les coûts d’un plan social, sans que la situation financière de l’entreprise n’explique pareille démarche. Il s’agit d’inciter 22 000 personnes à démissionner dans Retour aux mots sauvages (Fayard, 2010) de Thierry Beinstingel qui témoigne de l’intérieur du « plan Next » instauré par l’entreprise de téléphonie France Télécom. La préférence accordée au bilan financier et à la satisfaction des actionnaires plutôt qu’au bien-être salarial y est présentée comme néfaste par l’articulation de certaines méthodes (les reconversions forcées à des postes néotaylorisés de téléopérateur, générant une perte de sens du travail) avec leurs conséquences mortifères (les suicides). Une même cheville argumentative est sensible dans le roman polyphonique de Tatiana Arfel, Des Clous (José Corti, 2010). Au service de la rationalisation des coûts, la méthode d’incitation au départ dit « volontaire » mise en place par la société de conseil Human Tools répond en tout point aux caractéristiques du harcèlement recensées par Hirigoyen. Pression, surveillance, changement régulier de bureau et de service, binôme imposé, réunions de rationalisation du travail conduisent l’un des salariés au suicide. Par cette atteinte ultime portée à soi, le roman envisage les répercussions du harcèlement sur la santé.

Dans Cora dans la spirale (Seuil, 2019) de Vincent Message, c’est le burn-out, corollaire direct de la violence gestionnaire, qui conduit le personnage éponyme à une tragédie professionnelle et familiale (le décès de sa fille oubliée dans la voiture). La fiction décrit l’instauration d’un programme de réduction de coûts agressif prenant place dans le cadre du rachat et de la réorganisation d’une compagnie d’assurances par un groupe d’actionnaires. Les managers ont reçu des consignes pour que des travailleurs soient démis de leurs fonctions sans en passer par un plan social en règle, jugé trop dispendieux. Les méthodes instaurées, constitutives du harcèlement organisationnel, placent la protagoniste dans une situation trouble de harceleuse (elle est priée d’identifier les salariés les moins performants de son équipe pour les inciter à démissionner ou les pousser à la faute professionnelle) et de harcelée (son supérieur, imprévisible dans son comportement, multiplie les attaques personnelles, les brimades, les charges de travail), le tout à ses dépens. Ce faisant, évacuant l’écueil du manichéisme, le roman pointe la complexité morale de situations de travail où les managers subissent des contraintes à reporter au-dessous d’eux en cascade.

Générateur de souffrance, le conflit éthique qui en découle – s’instituer ou non harceleur en collaborant à une éthique d’entreprise réprouvée pour sauvegarder son emploi – peut être posé par la fiction. Cora dans la spirale ou Marge brute (Denoël, 2006) de Laurent Quintreau en témoignent : le lecteur accède alors aux torsions mentales des héroïnes tiraillées entre des impératifs contraires. Mais il peut également être passé sous silence. Dans Dernier travail (Fayard, 2022) de Thierry Beinstingel, seule l’issue du dilemme éthique est restituée : le suicide du cadre confronté à une injonction de diminution de la masse salariale. Nathalie Kuperman, quant à elle, déplace le cas de conscience, du devenir harceleur au devenir harcelé : dans Nous étions des êtres vivants (Gallimard, 2010), le harcèlement menace en effet l’une des salariées de l’entreprise d’édition récemment rachetée. Son supérieur use de chantage et d’intimidation pour la pousser à désigner un collègue bon à congédier : « Il veut des noms, c’est simple, et si Muriel ne lui en donne pas au moins un, il se servira. Il se pourrait même qu’il la prenne pour cible. » (p. 133)

À travers ces tensions morales, liées à la constitution de listes nominatives de « victimes », se voit posé l’enjeu éthique du consentement au harcèlement. Pour le sociologue François Dupuy, les cadres sont placés face à une « ambiguïté congénitale : à la fois salariés comme les autres et différents des autres », ce sont des intermédiaires entre les directions et les salariés. Ils sont, de ce fait, exhortés à « jouer avec » les décisions de leur firme quand, dans certains cas, ils n’aspirent qu’à « jouer contre » (La Fatigue des élites. Le capitalisme et ses cadres, Seuil, La République des Idées, 2005, p. 6). Mais la « déprotection » qui les frappe, avec la mondialisation de l’économie, les vulnérabilise dans leur intégrité morale : le risque de la perte d’emploi est un couperet permanent, générant une coopération avec le sommet de l’entreprise et une « banalisation du mal ». Soulevée par le psychiatre et psychodynamicien du travail Christophe Dejours dans Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale (Seuil, 2009), cette notion met en avant le fait que les nouvelles organisations du travail peuvent potentiellement transformer tout individu ordinaire en persécuteur et contribuer ainsi à une normalisation de ces formes de gouvernance harcelante.

Cette large portée, qui réfléchit la violence en des termes historiques et idéologiques, prend généralement des accents plus confidentiels et psychiatriques dans les œuvres thématisant le harcèlement interpersonnel. Si Le Bureau vide (Buchet-Chastel, 2010) de Frank De Bondt fait exception (la placardisation du protagoniste y cible le diktat de la finance, l’entreprise refusant au narrateur un départ conforme au Droit du travail pour économiser les frais d’un licenciement), Les Heures souterraines (JC Lattès, 2009) de Delphine de Vigan répond à cette analyse. Le harcèlement y est moins une méthode de contournement des procédures de licenciement, voire un outil de gestion pathogène de l’ensemble du personnel, qu’une pratique perverse pratiquée dans un but de destruction d’autrui et de valorisation de son propre pouvoir. Le lieu de déploiement de la névrose – l’entreprise – est en un sens annexe, quoiqu’il soit un terrain idoine par la verticalité des rapports qui le structure. Proposant une description détaillée des différentes étapes de l’agression de Mathilde, la fable entrepreneuriale suit la gradation croissante des nuisances du bourreau : refus de communiquer, déni de regard, éviction des réunions, dépossession du poste de travail, filtrage des appels, théâtralisation publique d’une fausse agression. La narration insiste sur le caractère sourd de ces actes qui ne relèvent jamais, sauf exception, du coup d’éclat et qui, pris isolément, peuvent sembler sinon anecdotiques, du moins inaptes à révéler l’ampleur du processus destructeur.

Par sa saisie du harcèlement, la littérature du travail concourt donc pour une part à la réflexion sur l’éthique des entreprises, la priorité qu’elles donnent à la rationalité économique, quitte à s’engager dans des formes de malveillance cynique, plutôt qu’au bien-être salarial. Elle s’appuie, pour ce faire, sur les retombées individuelles et collectives de cette violence qu’elle donne à voir. Mais ce travail de dévoilement vise également à appuyer sur le « problème de la preuve » (Le Harcèlement moral dans la vie professionnelle, p. 432) dans les faits de harcèlement. Les fictions, en faisant récit, proposent une forme de réparation éthique : elles donnent sens à des événements autrement épars et disparates. Reconstituant des processus, elles permettent au lecteur d’éprouver et d’expérimenter des situations, mécanismes et cheminements professionnels et d’en ressortir plus averti.

Aurore Labadie - Université Sorbonne Nouvelle