Issu du projet Idex « Droit des Robots et autres avatars de l’humain » mené à l’Université de Strasbourg, le présent ouvrage offre un éloquent exemple des vertus de l’interdisciplinarité, dans un domaine aux enjeux à la fois philosophiques et quotidiens (songeons aux questions posées par l’arrivée des véhicules automatiques, évoquées en détail dans la contribution de Mariana Netto, Jean-Marie Burkhardt, Andrea Martinesco et Dominique Gruyer, ou à l’importance prise par le trading à haute fréquence, étudié dans ce volume par Thibault de Ravel d’Esclapon). Sur ces sujets, « l’approche interdisciplinaire n’est pas une lubie d’universitaires plus ou moins éclairés, mais une nécessité » (p. 231) : de fait, les avancées scientifiques accomplies dans le domaine de la robotique et, plus largement de l’informatique (le robot étant défini ici comme « un système appliquant des programmes informatiques capable de capter, stocker, traiter et communiquer des informations, de décider et d’agir afin de remplir une mission en interaction avec l’humain », p. 94), induisent la nécessité d’une véritable révolution législative, susceptible de remettre en cause des « catégories et des statuts juridiques que le temps semblait au fond avoir rendus éternels » (p. 244), comme la distinction entre la personne et la chose. L’hypothèse centrale de ce volume est que pour mener à bien cette transformation, la fiction – et singulièrement la science-fiction « considérée comme une expérience de pensée qui peut se rapprocher de la prospective » (p. 20) –, constitue un outil précieux qu’on aurait tort de ne pas prendre au sérieux : Frédérique Berrod rappelle ainsi que le Ministère des armées a décidé, en juillet 2019, de recruter des auteurs de science-fiction pour « dépasser le mur de l’imaginaire » (p. 244).
Le recours à la fiction pour penser les questions posées par l’IA ne se limite donc pas à la conception de procès imaginaires, comme le « procès du carambolage du siècle » organisé lors de la Nuit du droit de la cour d’appel de Paris pour établir la responsabilité d’une IA dans un spectaculaire accident de la route, hypothétiquement survenu en 2041. L’étude que Philippe Clermont et Frédérique Berrod consacrent à Lothar Blues de Philippe Curval établit ainsi que la fiction peut se nourrir du droit, en imaginant les affres d’un robot humanisé hanté par la question de sa personnalité juridique, « en tant que sujet ou objet du droit » : le romancier, héritier de Philip K. Dick, anticiperait-il de nécessaires évolutions législatives ? C’est dans cette direction que semble vouloir s’orienter le Parlement Européen qui envisage, dans une recommandation de février 2017, la création d’une « personnalité électronique responsable » : Frédérique Berrod et Rodolphe Muñoz précisent cependant qu’une telle idée a suscité la résistance d’autres institutions, notamment du Conseil économique et social européen, qui estime que le robot « quelle que soit son autonomie, reste le produit d’un humain ou la propriété d’un humain » (p. 215). Auteure d’un imposant Traité de droit et d’éthique de la robotique civile, Nathalie Nevejans va jusqu’à avancer que « les partisans de la personnalité juridique ont une vision fantasmée du robot, marquée par les romans ou le cinéma de science-fiction ». Faut-il donc en déduire que la littérature, loin d’aiguiller le droit dans la bonne direction, l’induit en erreur et le précipite sur de fausses pistes ?
La leçon qui se dégage du présent volume est bien plus nuancée. Dans le domaine de l’IA, les juristes se tournent ainsi volontiers vers les fameuses lois de la robotique imaginées par Isaac Asimov : rappelant que le Conseil d’État lui-même a pu suggérer de mettre en place des « boutons Asimov » ou des « portes Asimov » permettant de geler l’exécution d’une tâche ou de permettre aux services de sécurité d’entrer dans un système, la contribution de Franck Macrez démontre en quoi ce modèle « utile », dans la mesure où il se révèle doté d’une grande force d’évocation et a durablement imprégné les imaginaires, demeure en définitive plus proche de l’éthique que du droit, étant impossible à mettre en œuvre concrètement dans un texte légal ou dans un code informatique. Quant à Frédérique Berrod et Rodolphe Muñoz, leur argumentation en faveur d’une approche proprement européenne de l’IA, susceptible d’aboutir au développement de robots intelligents éthiques, se clôt par un appel à un renouvellement de la fiction occidentale, trop souvent marquée par la peur du robot : ainsi la révolution juridique ne se concevrait-elle pas en dehors d’une inflexion significative des représentations littéraires. Comme le notent les deux auteurs en conclusion, « un nouveau livre de science-fiction s’impose… » (p. 234). Mais peut-être pèche-t-on par eurocentrisme en s’imaginant qu’il verra le jour en Occident : d’autres contributeurs du volume mentionnent ainsi, à titre de représentation positive de l’IA dans la fiction, le récent roman du Brésilien P. Boaventura, A Ética De Demetrius, « où une scientifique implante des règles éthiques dans un ordinateur, à partir des travaux de son mari, philosophe » (p. 173)…
Ninon Chavoz
Maître de conférence Université de Strasbourg, coordinatrice du DU Lethica