Études littéraires cognitives

Les études littéraires cognitives constituent une branche très fournie du domaine interdisciplinaire des sciences cognitives, qui rassemblent les neurosciences et les sous-disciplines de la psychologie, de l’anthropologie, de la linguistique et de l’informatique s’intéressant au fonctionnement de la pensée. Si l’on situe dans les années 1950 la « révolution cognitive », qui réagit à la réduction de la conscience à un épiphénomène dans la psychologie béhavioriste de Watson, les études littéraires ne s’ouvrent aux découvertes des sciences cognitives que lors du tournant représenté par la « seconde génération » de chercheurs dans ce domaine, dans les années 1980. Bien que certaines théories centrales pour cette nouvelle orientation se développent déjà avant cette date (c’est le cas, par exemple, de la théorie des prototypes élaborée par Eleanor Rosch au début des années 1970 et ensuite utilisée par George Lakoff), on peut établir une ligne de partage opposant deux conceptions différentes de l’esprit : la première, fondée sur un modèle computationnel du traitement des informations, est remplacée par les « e-approaches » (« enactive, embedded, and extended qualities of mind », in Kukkonen-Caracciolo 2014, p. 261), qui considèrent l’être humain comme « un esprit dans un cerveau dans un corps » (Turner 1998, p. 116). Par conséquent, elles analysent les processus mentaux dans leurs interactions avec le monde, à travers une perspective à la fois bio-évolutionniste et culturelle. Les « e-approches » portent ainsi leur attention vers des domaines traditionnellement réservés aux humanités, tels le langage, la morale, l’expérience, l’art et surtout la sphère perméable de la subjectivité, auparavant considérée comme irréductible à la rationalité impersonnelle de la recherche scientifique. Selon le neuropsychologue Stanislas Dehaene (2014), en effet, l’appréciation des phénomènes subjectifs contribue au changement de paradigme qui permet à la conscience d’« entrer au laboratoire ». Les études littéraires cognitives intègrent à leur tour ce changement, par exemple dans les études de réception, qui se sont détournées du lecteur implicite d’Iser pour s’intéresser à l’implication du lecteur dans la lecture (Breithaupt 2015) et à la comparaison des réactions individuelles des lecteurs empiriques.

Dans le débat académique, cette convergence entre les « deux cultures » a été décrite comme une forme de néo-humanisme, qui, en syntonie avec le tournant éthique, marquerait la sortie de l’épistémologie poststructuraliste (Richardson-Steen 2002 ; Fludernik 2010 ; Ty 2010), tout en élargissant le champ de la recherche et en introduisant des outils novateurs, à la fois conceptuels et techniques (tels les appareils de l’imagerie cérébrale, employés, par exemple, pour évaluer la réaction des lecteurs). Cependant ces instruments, dans le domaine des études littéraires (à l’exclusion de certaines orientations du darwinisme littéraire), se sont conjugués généralement aux approches traditionnelles en suivant les répartitions sous-disciplinaires. L’étiquette commune de cognitivisme littéraire couvre donc aujourd’hui les approches en dialogue avec les sciences cognitives de la narratologie, de la poétique, de la stylistique, de la critique historique, de la critique postcoloniale, de l’éco-critique, des disability studies, des critiques féministe et queer, et bien d’autres encore.

Les premières études cognitives littéraires ont puisé à la linguistique cognitive et à son questionnement de la métaphore, en adoptant la définition antipsychanalytique de l’« inconscient nouveau », selon laquelle l’accès à la conscience, au lieu d’être réglé par les mécanismes de la répression, ne serait réservé qu’à une sélection des multiples données de la perception traitées trop rapidement par les systèmes de bas niveau du cerveau pour donner lieu à une manifestation phénoménologique. Se rattache à cette conception la valorisation de l’évaluation holistique des processus inconscients « trop rapides, trop intelligents et trop efficaces » pour « la conscience lente, stupide, peu fiable » décrite par Mark Turner (1998, p. 6). Turner et Gilles Fauconnier ont placé le langage figuré au cœur de la pensée et ont analysé l’agencement de la métaphore et des scénarios narratifs dans l’opération du blending, qui consiste en une co-activation neurobiologique fusionnant des « espaces mentaux » séparés pour produire un signifié nouveau, dans la lignée de la bissociation d’Arthur Koestler et, en amont, des intuitions des poètes romantiques anglais (Bruhn 2009 et 2015). Cependant, à la différence des théories précédentes explorant des états exceptionnels de la conscience, le blending s’applique aussi bien à la pensée poétique ou scientifique qu’aux processus cognitifs de la vie quotidienne. Il en résulte une unification des opérations cognitives, dont les divers produits se différencient selon un principe de scalarité plutôt qu’en termes d’oppositions qualitatives.

Cette conception continuiste, qui substitue aux distinctions de la logique classique et au binarisme saussurien le fonctionnement par prototypes de la catégorisation graduelle, sous-tend l’intégralité des sciences cognitives et en constitue l’un des apports majeurs. C’est ainsi qu’il est possible de repenser le dualisme de nature et de culture, d’universalisme et de relativisme, de déterminisme et de liberté, de biologie et de symbologie. Si l’homme perd son statut exceptionnel dans le règne animal et est ramené à la nature et aux contraintes biologiques indépassables qui conditionnent son comportement, son agentivité est assurée par la fluidité cognitive, qui lui permet de manipuler ses représentations mentales, et par la plasticité du cerveau, qui modifie son environnement cognitif et est modifié par lui. Dans ce cadre, on peut faire recours à la théorie des affordances du psychologue américain James J. Gibson, désignant les objets et leurs usages possibles offerts par un environnement à un être animé, qui peut s’en servir de façon créative en élargissant les potentialités originaires. Son application au langage et à ses produits ferait de la littérature un instrument de la pensée selon Terence Cave, lequel se sert de la métaphore du récif corallien pour désigner la liaison réciproque entre l’activité humaine et son contexte environnemental. En rappelant la nature cognitive mixte de la littérature, qui ne sépare pas « la pensée de l’émotion, la réponse physique de la réflexion éthique, la perception de l’imagination, la logique du désir » (Cave 2016, p. 30-31), il fait référence à la cognition incarnée et à la boucle unissant d’un côté les opérations inconscientes qui traitent les perceptions sensorimotrices et de l’autre les fonctions supérieures du cerveau.

Alors que Terence Cave utilise le close-reading pour s’interroger surtout sur les inférences suggérées par des réponses somatiques au langage littéraire et sur leur rôle dans la construction du sens par le lecteur, la résonnance motrice générée par les neurones-miroirs et la théorie de l’esprit (c’est-à-dire la capacité d’attribuer des états mentaux aux autres aussi bien qu’à soi-même) sont au fondement d’approches kinesthésiques qui abordent plus directement le rôle de l’empathie et des émotions. Elles intègrent ainsi les réflexions de philosophes comme Martha Nussbaum, qui voit dans la littérature un moyen d’entraînement de la sensibilité et d’affinement du jugement moral, ou de critiques littéraires comme Blakey Vermeule, qui considère le récit littéraire comme une « prothèse émotionnelle » (Vermeule 2009, p. 47).

Les neurosciences attribuent une base neuronale commune à des fonctions cognitives telles que la mémoire autobiographique, la prospection, la navigation (en référence à l’orientation dans l’espace), la théorie de l’esprit et le réseau du mode par défaut (désignant l’activité du cerveau au repos) (Spreng-Mar-Kim 2008). Étant donné leur capacité à abstraire la pensée de la situation présente pour la transporter dans des temps, des lieux aussi bien que des esprits différents, elles ont été mises en relation avec les processus de la narration et de la création littéraire et des explications phylogénétiques ont été avancées pour souligner leur centralité dans la survie individuelle et dans les dynamiques sociales. Ces fonctions permettent en effet de simuler des scénarios probabilistes à partir d’inférences : elles orientent ainsi les choix, favorisant la prise de décision face à des situations pour lesquelles l’on ne dispose que d’informations partielles. Si Lisa Zunshine (2008) repère dans les romans et dans la peinture moderne (aussi bien que dans le documentaire héritier du cinéma-vérité et dans sa parodie fictionnelle) le rêve d’une transparence des corps et de leurs signes, rendus pleinement lisibles à la théorie de l’esprit, Jean-Marie Schaeffer, pour sa part, fait de la création artistique et de l’expérience esthétique des « tentatives de maîtriser une situation de connaissance incomplète […] portant sur des interrogations qui à la fois importentde manière cruciale aux humains et qu’il est néanmoins impossible d’appréhender par nos stratégies cognitives canoniques ». Ils soulageraient l’inquiétude, en se ménageant « des expériences (intermittentes) donnant naissance à des plages de transparence où tout semble tomber en place » (Schaeffer 2015, p. 309-310). Toutefois, dissociée de ses fonctions et considérée sous l’aspect structurel, l’expérience esthétique se situerait dans une enclave pragmatique, dont la valeur ne consisterait pas dans l’opportunité d’expérimenter une simulation de la vie dans un espace sécurisé, comme le prétend le psychologue Steven Pinker (1997, p. 539), mais dans le plaisir produit par le surinvestissement autotélique des ressources attentionnelles (Schaeffer 2015, p. 247).

Vincenza Perdichizzi – MCF Université de Strasbourg - CHER UR 4376

 

Bibliographie

Breithaupt 2015 = Franz Breithaupt, « Empathic Sadism. How Readers Get Implicated », in Zunshine 2015, p. 441-459.
Bruhn 2009 = Mark J. Bruhn, « Romanticism and the Cognitive Science of Imagination », in Studies in Romanticism, vol. 48, n. 4, p. 543-564.
Bruhn 2015 = Mark J. Bruhn, « Time as Space in the Structure of (Literary) Expérience. The Prelude », in Zunshine 2015, p. 593-612.
Cave 2016 = Terence Cave, Thinking with Literature. Toward a Cognitive Criticism, Oxford University Press.
Casadei 2018 = Alberto Casadei, Biologia della letteratura. Corpo, stile, storia, Milano, Il Saggiatore.
Dehaene 2014 = Stanislas Dehaene, Le Code de la Coscience, Paris, Odile Jacob.
Fludernik 2010 = Monika Fludernik, « Narratology in the Twenty-First Century : the Cognitive Approach to Narrative », in PMLA, vol. 125, n. 4, p. 924-930.
Gibbs 1994 = Raymond W. Gibbs Jr., The Poetics of Mind : Figurative Thought, Language, and Understanding, Cambridge University Press.
Kukkonen-Caracciolo 2014 = Karin Kukkonen – Marco Caracciolo, « Introduction : What is the Second Generation ? », in Style, vol. 48, n. 3, Cognitive Literary Studies : Second Generation Approaches, p. 261-274.
Pinker 1997 = Steven Pinker, How the Mind Works, New York, Norton & Company.
Richardson-Steen 2002 = Alan Richardson – Francis F. Steen, « Literature and the Cognitive Revolution : An Introduction », in Poetics Today, vol. 23, n. 1, p. 1-8.
Schaeffer 2015 = Jean-Marie Schaeffer, L’Expérience esthétique, Paris, Gallimard.
Spreng-Mar-Kim 2008 = R. Nathan Spreng – Raymond A. Mar – Alice S. N. Kim, « The Common Neural Basis of Autobiographical Memory, Prospection, Navigation, Theory of Mind, and the Default Mode : A Quantitative Meta-analysis », in Journal of Cognitive Neuroscience, vol. 21, n. 3, p. 489-510.
Turner 1998 = Mark Turner, The Literary Mind, Oxford University Press (1996).
Ty 2010 = Michelle Ty, « On the Cognitive Turn in Literary Studies », in Qui Parle, vol. 19, n. 1, p. 205-219.
Vermeule 2009 = Blakey Vermeule, Why Do We Care about Literary Characters ?, Baltimore,John Hopkins University Press.
Zunshine 2008 = Lisa Zunshine, « Theory of Mind and Fictions of Embodied Transparency », in Narrative, vol. 16, n. 1, p. 65-92.
Zunshine 2015 = Lisa Zunshine (éd.), The Oxford Handbook of Cognitive Literary Studies, Oxford University Press.