À l’initiative du POLAU - pôle arts et urbanisme, une structure de ressources et de projets culturels qui, financée par la ville et la métropole de Tours, articule étroitement, depuis 2007, la création artistique à des activités d’aménagement des territoires, « le parlement de Loire » a réuni durant cinq journées (19 octobre et 14 décembre 2019, 17 octobre et 4-5 décembre 2020), une cinquantaine d’artistes, archéologues, économistes, juristes, paysagistes, philosophes, sociologues et urbanistes. Répartis en deux groupes – une commission chargée d’élaborer une nouvelle Constitution, et des « auditionnés » venus partager leurs différents savoirs à cette fin – les participants débattirent sur l’opportunité et les moyens de reconnaître une personnalité juridique et une subjectivité morale à des entités naturelles en France.
ET SI LOIRE DEVENAIT UN SUJET DE DROIT ?
SI NOS FLEUVES, NOS LACS, NOS FORÊTS
ENTRAIENT DANS NOS ASSEMBLÉES ?
SI, PARTOUT, DES PEUPLES-GARDIENS
SE CHARGEAIENT DE TRADUIRE
LES VALEURS TERRESTRES ?
SI LES ENTITÉS NATURELLES AVAIENT
LA POSSIBILITÉ JURIDIQUE DE SE DÉFENDRE
AU NOM DE LEURS FORMES DE VIE,
DE LEURS MONDES ?
(Le Fleuve qui voulait écrire, p. 332)
Même si cette série de questions censées donner corps à un « soulèvement légal terrestre » se place dans les registres de l’histoire conjecturale ou de la fiction contrefactuelle (le fameux « et si ? »), l’expérimentation ainsi menée n’en repose pas moins sur de solides arguments historiques et juridiques. Plusieurs intervenants rappellent de fait certains précédents : ainsi la Constitution de l’Équateur reconnut-elle, en 2008, la Terre-Mère (Pacha Mama) comme un sujet de droit ; de même, en 2017, une loi néo-zélandaise conféra une personnalité juridique au troisième fleuve du pays, le Whanganui, tandis que la Cour constitutionnelle procédait de même, en Colombie, pour le fleuve Atrato ; un an plus tôt, en 2016, le Code de l’environnement des îles Loyauté, l’une des trois provinces de la Nouvelle-Calédonie, instituait quant à lui, dans son article 110-1, un « principe de non-régression » impliquant qu’« une génération ne peut assujettir une génération future à des lois moins protectrices de l’environnement » (p. 128), quand l’article 110-3 promulguait à sa suite un « principe unitaire de vie » permettant de « reconnaître une personnalité juridique» à « certains éléments de la nature » (p. 123). Tirés du droit français, ces derniers exemples montrent que des dispositifs existent d’ores et déjà, sur les territoires de notre République, pour assurer une « personnification de la Loire » autant qu’une protection juridique à son bassin-versant. Bruno Latour rappelle également tout « ce qui a été accompli avec la loi de 1992 sur l’eau », qui l’a intégrée dans « le patrimoine commun de la nation » (p. 40), avant de plaider pour une reconnaissance de l’agentivité des réalités naturelles, dont les langages peuvent certes, selon lui, être adéquatement traduits par les scientifiques, mais nécessitent dans le même temps la mise en œuvre de fictions : « il n’y a que les fictions pour avancer […]. Car la fiction peut aller plus loin que tout le reste » (p. 56 & p. 57).
Cet éloge de la fiction est également entonné par les juristes, qui soulignent que l’histoire du droit a consisté, à diverses reprises et dans différents contextes ou en fonction d’intérêts nouveaux, à étendre la notion de personnalité juridique à des réalités autres que les seuls êtres humains. Lorsqu’à la fin du XIXe puis au cours du XXe siècle, on attribua aux associations ou aux entreprises commerciales le statut de « personne morale », il y eut bien « une fiction de personne » qui permit opportunément d’accorder la « qualité de sujet de droit » à des entités non humaines nécessitant une protection de leurs intérêts. Sur quelles bases pourrait-on désormais étendre un tel statut à des entités naturelles ?
Explorant les divers modèles juridiques mis en œuvre à cette fin, juristes et philosophes montrent alors qu’on ne saurait reproduire tels quels, en France ou plus largement en Europe, des dispositifs issus de traditions juridiques où prime la jurisprudence (la common law des pays anglo-saxons) ou qui reconnaissent l’existence de communautés spécifiques en étroit lien (culturel, familial, spirituel) avec des réalités naturelles : nous n’avons plus en effet de « peuple » ni de « dieu » de l’eau, des forêts, des montagnes, etc. ni davantage de rapports totémiques particuliers entre des groupements humains et des réalités animales. Il n’en faut pourtant pas moins « réanimer le droit » en prenant acte du fait que nous vivons assurément dans une « technonature » ou une « nature anthropisée » (p. 247) dont la réalité hybride exige en retour la reconnaissance des « attachements » qui lient nos existences humaines aux entités naturelles qui les conditionnent, ainsi que le défend l’écrivain Matthieu Duperrex. Il s’agit en somme de fonder un « animisme juridique » (p. 305), certes distinct de celui de sociétés « indigènes » ou « autochtones » comme les Amérindiens des Amériques, les Maoris de la Nouvelle-Zélande ou les Kanaks de la Nouvelle-Calédonie, mais qui puisse reposer lui-même sur « des liens entre les imaginaires, les visions du milieu, les formes de liens et les données scientifiques » (p. 312) comme le propose la juriste et spécialiste de bioéthique Marie-Angèle Hermitte.
Mises en récit par l’écrivain et enseignant-chercheur Camille de Toledo, illustrées de nombreuses photographies (paysages de la Loire, portraits des intervenants, lithographies et planches de divers ouvrages…), régulièrement ponctuées de citations en majuscules et complétées par d’intéressantes cartes heuristiques ainsi que par une utile bibliographie en fin d’ouvrage, les auditions ici transcrites permettent de revivre les passionnantes journées de discussions qui menèrent à la rédaction d’une Constitution en douze articles, « où les éléments naturels coécrivent avec les humains les termes de la vie commune » (p. 360-363).
Elles entrent dans le même temps en forte résonance avec deux thématiques explorées par notre institut thématique interdisciplinaire. L’enjeu est bien d’abord de « faire cas » au double sens d’une attention et d’un soin accordés à notre environnement naturel, qui visent à « panser les blessures, entre nos représentations comptables, juridiques, politiques, et l’ensemble des entités naturelles dont nos vies dépendent » (p. 293). « Faire cas » passe aussi par un nouvel effort d’inventivité juridique et fictionnelle consistant à conférer une personnalité juridique à des entités naturelles qui n’en disposent pas encore, mais ne méritent pas moins que les entreprises commerciales de voir leurs intérêts défendus et représentés. Cet infléchissement et cet élargissement du droit suppose alors un « changement du design institutionnel » (p. 286), mais également une révolution morale dont la notion reste implicite dans la stimulante réflexion de l’économiste Sacha Bourgeois-Gironde :
Ce changement législatif invite à deux décentrements. On a tendance à se concentrer sur l’effet d’accueil de l’entité naturelle dans nos enceintes de délibération humaine. On dit : avec la loi, la rivière entre dans l’économie politique. Mais on oublie souvent l’autre mouvement, celui qui porte les humains à se décentrer, à adopter une autre perspective. (…) Il faut garder à l’esprit ces deux déplacements sans lesquels le changement institutionnel ne serait qu’une modification de la fiction sans effet. Le design institutionnel, en accueillant la perspective de l’entité naturelle, doit aussi s’accompagner d’une bascule affective, cognitive.
Ce que ça signifie, au bord de la Loire, est assez profond. Car si nous allons vers des mécanismes de personnalisation, nous devons aussi accomplir cette bascule pour adopter la perspective des milieux, des espèces. (p. 298).
Cette révolution morale a pour vocation d’accompagner un autre bouleversement : notre entrée dans l’ère de l’anthropocène, où les activités humaines affectent désormais la planète dans son ensemble, via notamment le changement climatique, ainsi que l’explique le sociologue Bruno Latour.
Depuis la très haute préhistoire et pendant tout ce temps géologique que l’on nomme “holocène” – de -10 000 ans jusqu’à nos jours –, le système Terre ne réagissait que localement aux actions humaines. La présence humaine était neutre à l’échelle de la planète.
Pendant les douze mille dernières années, les humains ont transformé la nature, l’ont exploitée, mais la Terre n’a pas réagi à ce qu’ils faisaient autrement que de façon locale. Nous vivons la fin de cette relative neutralité humaine qui représente l’événement majeur de notre époque. Et là, il y a un vrai problème, très simple, de constitution émotionnelle et intellectuelle : nous sommes confrontés à une situation que personne avant nous n’a connue. […] Nous devons inventer. La Révolution – 1789 – aussi a inventé en son temps, mais c’était quelque chose de simple : la représentation des humains. C’était magnifique mais, par rapport à la question que nous avons à traiter, celle d’une Terre qui réagit à nos actions, ce que le temps révolutionnaire a réussi est un problème local. Là, nous avons un enjeu planétaire. […] Il ne faut jamais oublier cette nouveauté totale, le fait que la Terre soit réactive à la vie humaine. Voilà pourquoi je dirais que, dans cet effort pour représenter autrement, il faut d’abord entendre la représentation au sens de fiction. (p. 57)
Si les moyens mobilisés pour parvenir à cette représentation d’un phénomène global – l’événement anthropocène – sont d’abord des savoirs économiques, juridiques, politiques et scientifiques, ils doivent aussi être artistiques – la notion de représentation prenant dès lors un sens littéraire, plastique ou théâtral. Dans les faits, en choisissant une certaine dramaturgie (« nous avons ainsi joué au jeu des grands mouvements constitutionnels du passé, à partir de ce constat qu’il importe, pour faire justice aux savoirs sur la nature, à la façon dont ils ont été profondément renouvelés au cours des dernières décennies, de changer les lois, de modifier nos designs institutionnels », précise Camille de Toledo en introduction, p. 9), le parlement de Loire s’inspire aussi d’initiatives antérieures. En 2015, Bruno Latour et Laurence Tubiana de Sciences-Po Paris initièrent en effet le « théâtre des négociations », qui simulait déjà une assemblée constituante et la mise en œuvre d’un Parlement de la Terre, en amont de la 21e Conférence des parties de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, mieux connue sous le nom de COP21. Mise en scène par Frédérique Aït-Touati et Philippe Quesne, la pièce fut jouée fin mai 2015 au Théâtre des Amandiers de Nanterre, avec plus de deux cents étudiants figurant une quarantaine de délégations en conflit réel ou virtuel les unes avec les autres, parmi lesquels on pouvait compter des représentants des actifs délaissés du pétrole, de l’Arctique, de l’atmosphère, du Congo, des espèces en voie de disparition, des États-Unis, des forêts, des océans, des organisations non gouvernementales, des peuples indigènes, des puissances économiques, etc.. Camille de Toledo écrivit ensuite un diptyque théâtral, PRLMNT, qui fut créé pour la première fois au Théâtre de la Cité à Toulouse, en mars 2018 et février 2019, et qui fut prolongé par Les Témoins du futur, un autre texte que, depuis 2019, l’auteur interprète régulièrement lui-même dans des lectures-performances. Il y figure notamment les mutations engagées par une puissante vague écoféministe qui, en 2030, mettrait en place un nouveau type de parlement européen avec, d’un côté, 300 sièges réservés aux humains, uniquement représentés par des femmes, et de l’autre, une majorité de 432 sièges dévolue au reste des vivants.
Dans le sillage de la recherche-création, qui constitue aussi l’un des axes structurants de Lethica, ces spectacles manifestent très clairement aujourd’hui l’apport des productions artistiques et littéraires au développement d’une réflexion éthique et écopolitique sur les réalités de l’anthropocène et sur les révolutions morales que notre nouvelle situation terrestre doit inévitablement engendrer. C’est donc également dans cette perspective qu’en 2023-24 et 2024-25, le diplôme universitaire Lethica consacrera son « laboratoire des cas de conscience » aux « enjeux éthiques et esthétiques du changement climatique », avec deux scénarios qui seront conçus, mis en scène et publiquement expérimentés par les étudiants de notre formation interdisciplinaire.
Anthony Mangeon - Configurations littéraires