Les « vertus épistémiques » ou « l’épistémologie des vertus » renvoient à un cadre théorique élaboré par la philosophie américaine depuis le début des années 2000, notamment par Linda Zagzebski dans Virtue Epistemology (2001) ou par Ernest Sosa dans A Virtue Epistemology (2007). Introduite en France par le cours de Claudine Tiercelin au Collège de France en 2016, cette perspective d’analyse émerge peu à peu dans la recherche. Même s’il s’agit avant tout d’une nouvelle manière d’aborder les problèmes épistémologiques, l’« épistémologie des vertus » a aussi des implications sur la façon dont on peut penser le savoir produit par la littérature et sur ses rapports à la pensée éthique.
À première vue, l’expression de « vertus épistémiques » peut sembler oxymorique. La connaissance, en particulier la connaissance scientifique, ne demande-t-elle pas d’adopter une « neutralité axiologique » ? N’est-elle pas une affaire de vrai et de faux, davantage que de bien ou de mal ? Il suffit toutefois de prendre un peu de recul historique pour voir que cette manière de considérer le savoir n’a rien d’évident. Jusqu’au début du XIXe siècle, l’établissement d’un fait scientifique impliquait par exemple de mentionner des témoins moralement fiables, pouvant attester la vérité de la description. La validité d’une connaissance empirique n’était pas jugée uniquement selon des critères objectifs mais aussi selon la qualité morale de l’observateur : « L’observation, considérée dans la confiance qu’elle mérite autant que dans les avantages qu’elle promet, emprunte beaucoup des qualités connues de celui qui observe », note ainsi un médecin en 1811 (François-Joseph Double, Séméiologie générale, Paris, Crouillebois, t. I, p. 6). Par ailleurs, même au-delà de ces variations historiques, il semble clair que la connaissance n'est pas vécue par les acteurs comme une activité mécanique ou impersonnelle mais qu’elle engage des émotions, du savoir-faire, des habitus. Enfin, il est frappant de voir que la méthodologie scientifique, même aujourd’hui, adopte sans cesse un ton moralisateur, traitant les erreurs épistémiques comme des « fautes » morales.
Tirant les conséquences de ces différents arguments, l’« épistémologie des vertus » propose d’aborder la question de la connaissance en se focalisant sur les qualités humaines nécessaires pour connaître de manière fiable : courage intellectuel, honnêteté, curiosité, concentration, ouverture d’esprit, patience, esprit critique, rigueur… Comme le résume Claudine Tiercelin, deux grandes façons de concevoir ces vertus épistémiques sont envisageables. L’approche fiabiliste, illustrée par Ernest Sosa, conçoit les vertus épistémiques avant tout sous la forme de compétences, des aptitudes incorporées sur lesquelles l’agent peut compter de manière fiable : la mémoire, l’induction, le talent d’observation ou l’imagination (voir la recension du livre de Martin Gilbert, L’imagination en morale) rentrent alors dans cette catégorie, indépendamment de leur portée morale. L’approche responsabiliste, défendue notamment par Linda Zagzebski préfère pour sa part inclure les vertus épistémiques dans les vertus morales.
Le concept de « vertus épistémiques » a aussi été développé par des programmes de recherche plus empiriques, situés entre la philosophie et l’histoire des sciences. Lorraine Daston, en particulier, a montré la pertinence de ce concept pour décrire l’évolution des cadres épistémiques de la science au cours du temps. À titre d’exemple, le concept de « vertu épistémique » justifie le fait d’étudier l’histoire de l’objectivité, non à partir des textes philosophiques sur ce thème, mais à partir des journaux de laboratoire ou des images d’atlas scientifiques. La notion de vertu a l’avantage méthodologique d’incarner les valeurs de la science dans des pratiques étudiables grâce aux archives, et d’associer l’histoire des sciences à celle des « techniques de soi » repérées par Michel Foucault : « on ne maîtrise pas les pratiques scientifiques sans se maîtriser soi-même, sans cultiver assidument un certain type de soi. » (Lorraine Daston, Peter Galison, Objectivité, Les presses du réel, 2012, p. 52).
Que ce soit dans la philosophie de la connaissance de Claudine Tiercelin ou dans l’épistémologie historique de Lorraine Daston, les « vertus épistémiques » débouchent enfin sur une prise en compte de la portée éthique et cognitive de la littérature. La connaissance scientifique se trouve replacée aux côtés d’autres formes de connaissances – dont la connaissance pratique – et varie selon l’histoire du sujet, dans laquelle la littérature joue un rôle certain.