Collection de sept essais qui explorent la corrélation entre la philosophie du langage ordinaire, le scepticisme et le cinéma, Pursuits of Happiness se penche tout particulièrement sur les comédies du remariage des années 1930 et 1940. Plus qu’une simple catégorie esthétique, ce sous-genre désigne le processus par lequel les membres d’un couple ou d’une communauté parviennent à se reconnaître mutuellement, à la fois en tant qu’individu et en tant que groupe. Cavell maintient que les films hollywoodiens, par le fait de mettre en scène des conversations entre les personnages, illustrent la manière dont la communication permet d’abord d’accepter, et ensuite de surmonter l’isolement sceptique dans lequel le langage nous confinerait autrement. Ces productions peuvent être comprises comme des paraboles d’une phase du développement de l’identité états-unienne caractérisée par la lutte pour l’égalité femmes-hommes. Marquée par les difficultés économiques et par l’essor des divorces, l’époque que racontent ces comédies voit le mariage se dresser comme le dernier mythe d’une civilisation en crise. Le fonctionnement d’un tel mythe se déploie selon une suite de rêves, de déceptions et de tentatives de vengeances accomplies « comme en représailles de la découverte qu’on nous a fait faire de notre condition, imparfaits, éphémères, déracinés » (p. 66). En se penchant sur les films de Frank Capra et Howard Hawks entre autres, le livre avance l’hypothèse selon laquelle la comédie de remariage (dont la spécificité consiste à mêler des éléments populaires à un humour raffiné) se distinguerait non pas tant par le (re)mariage réel de ses protagonistes que par une révolution morale et une réconciliation auxquelles ces mêmes protagonistes aboutissent par le langage. L’essor du cinéma parlant participerait de cette portée exemplaire, car ses actrices (et par conséquent les personnages qu’elles incarnent) seraient à même de trouver un terrain d’entente verbale qui permet le pardon des erreurs, l’oubli des fautes et le perfectionnement individuel. Une variante populaire de l’idée selon laquelle la comédie offre un répit, maintient Cavell, se trouve dans la notion que le cinéma procure une évasion. Cette notion semble être la conception la plus répandue du rôle du cinéma pour le public. Cependant, il est rarement précisé de quoi nous cherchons à nous échapper, où nous espérons aller en nous évadant, et de quelle manière cette évasion s’opère.
Cavell part de la comédie de remariage pour s’interroger sur la naissance et l’évolution des genres esthétiques, ainsi que sur les enjeux éthiques qui participent de leur fonctionnement. « Une fois qu’un genre émerge pleinement », se demande-t-il, « comment les membres ultérieurs du genre peuvent-ils y ajouter quoi que ce soit ? » (p. 64). Lorsqu’on réfléchit sur un genre (littéraire, dramatique, pictural), il ne semble en effet possible de parler que de sa pré-histoire (c’est-à-dire des conditions matérielles de son émergence) et de sa post-histoire (c’est-à-dire de l’héritage qu’il laisse à d’autres formes futures). Ce paradoxe, familier à tous les chercheurs en esthétique, provient d’une vision du genre comme un objet doté de caractéristiques qui le définissent et le complètent en tant que tel. À cette vision, Cavell en oppose une autre, qui lui a été inspirée par Wittgenstein : celle d’un genre sans traits universels, composé d’objets qui représentent chacun un aspect du genre en tant que catégorie. Et c’est un processus à la fois d’imitation et de critique des œuvres du passé et des conventions qu’elles ont établies qui assure que chaque nouvelle caractéristique introduite par un nouvel objet contribuera à la description du genre dans son ensemble, jusqu’à ce que ce dernier atteigne un état de saturation et cesse ainsi, peut-être temporairement, de « générer ». En ce sens, le rôle accordé au public devient central : Cavell estime en effet que toute réponse personnelle à la vision d’un film (et d’une œuvre d’art en général) est nécessaire à la transformation du genre auquel il se rattache. D’une façon différente mais complémentaire par rapport à la musique ou à la peinture, le cinéma nous permet de reconnaître les moments qui composent notre quotidien dans leur fragilité (et non pas dans leur authenticité ou essence), en nous les montrant comme s’ils étaient déjà lointains ou perdus. C’est dans la possibilité de passer de la reconnaissance à la réconciliation avec le monde ordinaire que réside la portée morale de la réflexion menée par Cavell : le médium cinématographique a la capacité de nous rendre spectateurs de notre propre spectacle, en faisant de notre passivité (ou plutôt de notre écoute patiente) la condition nécessaire à notre réappropriation du monde.
Matilde Manara - postdoctorante de l'ITI Lethica