Savoirs situés

Le concept de savoirs situés (situated knowledges) est proposé en 1988 par la théoricienne et historienne des sciences Donna Haraway. Dans un article célèbre, intitulé dans sa traduction française « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle », elle défend l’idée d’un privilège épistémique lié aux perspectives partielles et développe l’idée selon laquelle l’objectivité scientifique ne peut être définie simplement en termes de neutralité axiologique (Donna J. Haraway, 2007, p. 107-142). L’objectivité, pour Haraway, suppose au contraire la multiplication de savoirs situés, c’est-à-dire rapportés à des visions partielles et soumis à un examen critique rigoureux, suivant une démarche attentive aux rapports de pouvoir en jeu dans les processus de production de connaissances. Haraway défend ainsi l’hypothèse d’un avantage épistémologique à articuler des perspectives partielles, mais lucides quant à leur partialité.

Cette réflexion s’inscrit dans une discussion avec les épistémologies du point de vue ou positionnement féministe (feminist standpoint), notamment avec un ouvrage de la philosophe Sandra Harding, qui propose en 1986 de rassembler sous le nom de feminist standpoint theory les travaux de chercheuses issues de différentes disciplines des sciences humaines et sociales, dont la politologue Nancy Hartsock, la sociologue des sciences Hilary Rose et la sociologue Dorothy Smith (Sandra G. Harding, 1986, p.24-sq.). Harding y définit le problème épistémologique posé par le féminisme comme un paradoxe : « comment une recherche politisée peut-elle augmenter l’objectivité d’une recherche ? ». Haraway s’inscrit dans le prolongement de ces réflexions, en proposant de redéfinir l’objectivité depuis un engagement féministe. Biologiste de formation, elle disqualifie d’emblée l’idée d’« objectivité scientifique désincarnée ». Cette « vue d’en haut », surplombante, efface ses propres conditions de production et prétend à la neutralité, alors qu’elle dissimule, selon Haraway, un point de vue tout à fait spécifique (masculin, blanc, hétérosexuel, humain) qu’elle prétend universaliser. Une telle vision discrédite ainsi toutes les autres perspectives au nom de leur partialité et de leur subjectivité, jusqu’à nier les expériences et les phénomènes dont ces perspectives alternatives rendent compte. Pourtant, il s’agit pour Haraway de refuser avec la même fermeté le relativisme, qui évacue la question de l’objectivité en posant toutes les opinions comme également subjectives et dépositaires d’une valeur de vérité équivalente. Haraway entend au contraire défendre, et même affermir, la prétention à l’objectivité des discours de savoir. La solution au problème formulé par Harding (concilier objectivité et engagement) consiste selon elle à définir une « objectivité féministe », c’est-à-dire une vision responsable, attentive aux rapports de pouvoir en jeu dans les processus de production de connaissance et perpétuellement soumise au réexamen critique.

Une telle « perspective partielle », et qui s’assume comme telle, ne peut se suffire à elle-même. Elle doit en permanence critiquer et articuler entre elles différentes perspectives, en s’intéressant tout particulièrement aux perspectives émergeant dans les luttes politiques ou issues des groupes marginalisés. Pour Haraway, aucun point de vue ne peut suffire à décrire le monde ou à le connaître. Il ne s’agit donc pas d’endosser un standpoint unique, forgé au sein d’une expérience collective de lutte contre la domination, mais de viser un « positionnement mobile », qui résiste à la fixation pour multiplier les points de vue partiels. Haraway ne renonce donc pas à l’idée de privilège épistémique. Toutefois, les points de vue depuis les marges que valorise la standpoint theory ne sont jamais pensés par la théoricienne comme des points d’ancrage définitifs du discours scientifique. C’est ce qui explique l’usage du pluriel dans l’expression « savoirs situés ». Il est plus sensible dans l’expression en anglais, « Situated knowledges », dans la mesure où « knowledge » est dans cette langue un indénombrable. La marque du pluriel, qui transforme de fait « knowledge » en dénombrable, est politiquement signifiante : elle sert à contester une conception traditionnelle du savoir, en insistant sur la nécessité, pour garantir effectivement l’objectivité scientifique, de pluraliser les points de vue sur un même objet.

Marie-Jeanne Zenetti - Université Lyon 2

 

Bibliographie sélective :

  • Dorlin, Elsa et Rodriguez, Eva (dir.), Penser avec Donna Haraway, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Actuel Marx », 2012.
  • Haraway, Donna J., « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle » dans Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes, Anthologie établie par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, traduit de l’anglais par Denis Petit en collaboration avec Nathalie Magnan, Paris, Exils Éditeur, 2007, p. 107-142. Article original: « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism as a Site of Discourse and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, 14/3, 1988, p. 575-599.
  • Harding, Sandra G., The Science Question in Feminism, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1986.
  • Harding, Sandra G. (dir.), The Feminist Standpoint Theory Reader, NY, Routledge, 2003.
  • Puig de la Bellacasa, María, Les Savoirs situés de Sandra Harding et Donna Haraway. Science et épistémologies féministes, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2014.