Ce que sait la main est le premier livre d’une trilogie centrée sur l’Homo faber, au cœur de laquelle se trouve l’enjeu éthique de l’homme en tant qu’artisan de sa propre vie. Ce premier volume est notamment consacré aux implications éthiques des savoirs pratiques : l’auteur se penche sur la relation entre corps et esprit lors de la réalisation d’un travail.
Le point de départ des réflexions de Sennett est la théorie de l’action que la philosophe Hannah Arendt, dont il a été l’élève, a développée dans La Condition de l’homme moderne (1958). Dans les premières pages de son livre, Sennett raconte notamment une rencontre à New York, dans les années soixante, au cours de laquelle il avait discuté avec Arendt de la portée éthique du travail et de la technique : stimulé par les théories et les enseignements d’Arendt, mais quelque peu insatisfait, il n’avait pas été capable à l’époque d’articuler ses perplexités. Cinquante ans exactement après la première parution de La Condition de l’homme moderne, Ce que sait la main se veut une tentative de reprendre le dialogue entre disciple et maîtresse.
Dans La Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt a proposé une distinction entre « animal laborans » et « homo faber ». L’« animal laborans » serait l’homme entièrement dévoué à sa tâche, celui qui n’interroge pas le but de son travail mais qui veille seulement à sa bonne exécution. L’« homo faber » serait celui qui face à une tâche se demande non pas « comment », mais « pourquoi ». Dans le système d’Arendt, une hiérarchie se déclenche : l’homo faber « n’est pas le collègue de l’animal laborans mais son supérieur » (p. 17). Au sommet de la hiérarchie, Arendt pose le « zôon politikon », l’homme de l’Antiquité classique qui se consacrait à la politique et à l’art de vivre ensemble. Cette figure aurait pourtant désormais disparu dans le monde contemporain.
Ce que sait la main se voue à démontrer que la distinction proposée par Arendt entre « animal laborans » et « homo faber » est en réalité fallacieuse : « Pour Arendt, l’esprit intervient une fois le travail accompli. Suivant une autre approche plus équilibrée, il entre dans le faire une part de réflexion et de sensibilité » (p. 17). Partant des ateliers du Moyen Âge jusqu’aux artisans contemporains, le rapport des travailleurs manuels avec les machines, la conscience matérielle des artisans (c’est-à-dire la conciliation qui intervient entre sensibilité aux contraintes matérielles et capacité d’abstraction, dans les pratiques artisanales), l’emploi des outils, l’obsession pour la qualité, forment une série d’études de cas, grâce à laquelle Sennett explore les manières dont la réflexion et la créativité se mobilisent pendant l’accomplissement d’un travail, et non pas une fois le travail accompli.
Par l’analyse et l’étude de plusieurs pratiques artisanales qui font cas, car elles démontrent qu'il est tout à fait possible de s’épanouir en travaillant dans de bonnes conditions, Sennett vise ainsi à nous démontrer que l’apprentissage par la pratique et la répétition peut s’avérer stimulant, loin d’être abrutissant et ennuyeux, en développant en nous des capacités et des qualités telles que la patience, la concentration, la créativité. Si aujourd’hui les discours hégémoniques autour du travail privilégient plutôt des qualités morales orientées vers le résultat, et non pas vers le processus, le livre de Sennett est un plaidoyer en faveur de la portée épistémique et morale de la pratique et de la patience.
Nicole Siri - Configurations littéraires