Kwame Anthony Appiah, Repenser l’identité. Ces mensonges qui unissent

Paris, Grasset, 2021, traduit de l’anglais par Nicolas Richard

Issu d’une série de conférences délivrées à Londres, Glasgow, Accra et New York pour la BBC en 2016, ce livre passe en revue six notions ou catégories fondamentales dans la construction de nos identités sociales. « Toute identité est associée à des étiquettes » constate en effet l’auteur (p. 31), et la « classification » apparaît ainsi comme un processus premier dans l’assignation ou la revendication, la reconnaissance et la circulation de pratiques ou de caractéristiques normatives. Vient ensuite « la croyance » – notamment religieuse, un domaine qui s’appuie autant sur des comportements et sur des communautés que sur des convictions.   Un troisième moyen de construire « les frontières de l’identité » (p. 131) est la citoyenneté, qui entre souvent en tension avec l’idée de nation et son idéal d’une ascendance partagée, que cette dernière soit réelle ou imaginée. « La couleur » et plus largement « la race » constituent également des marqueurs récents, aux origines et aux significations toujours plus sociales que biologiques. La « classe » sociale apparaît en revanche un concept « vieux comme le monde » (p. 243), ou assurément plus ancien que le terme visant à en désigner la complexe réalité. Pour finir, la « culture » – dans son sens élitiste (« ce qui fut pensé et dit de mieux dans le monde ») comme dans son acception anthropologique (« ce tout complexe qui inclut le savoir, les croyances, les arts, les mœurs, le droit, les coutumes et toutes les habitudes et pratiques acquises par l’homme en tant que membre de la société ») – représente en elle-même un facteur déterminant de distinction et d’identification. En faisant alors systématiquement la chasse aux essentialismes qui constituent autant de « faux pas dans les domaines de la croyance, de la couleur, de la citoyenneté, de la classe et de la culture », Appiah donne raison aux existentialistes pour qui « l’existence précède l’essence ; nous sommes avant d’être quoi que ce soit en particulier » (p. 360). Mais dans le même temps, il pourfend un « fantasme libéral » très courant aujourd’hui, « dans lequel les identités sont simplement choisies, où donc nous sommes libres de choisir ce que nous voulons être » : « Le fait que les identités se présentent sans essence », insiste-t-il, « ne veut pas dire qu’elles se présentent sans enchevêtrements. […] Les identités fonctionnent uniquement parce que, à partir du moment où elles s’emparent de nous, elles nous donnent des ordres, nous parlent comme une voix intérieure ; et parce que d’autres, croyant savoir qui nous sommes, s’adressent aussi à nous. Si vous ne vous souciez pas des formes que vos identités ont prises, vous ne pouvez tout simplement pas les refuser ; elles n’appartiennent pas uniquement à vous. Vous devez travailler avec d’autres à l’intérieur et à l’extérieur de groupes catalogués afin de les recadrer de manière qu’elles vous correspondent davantage ; et vous ne pouvez effectuer ce travail collectif que si vous reconnaissez que les résultats doivent également servir les autres. […] Les identités sociales mettent en relation la petite échelle où nous vivons nos vies aux côtés de nos amis et parents avec des mouvements, des causes et des préoccupations de plus grande ampleur. […] Et nos vies doivent également avoir un sens aux plus grandes échelles qui soient. […] Lorsqu’il s’agit de la boussole de nos préoccupations et de notre compassion, l’humanité dans son ensemble n’est pas un horizon trop large » (p. 360-363).

Précédés à chaque fois d’un Adinkra, ces « symboles utilisés par les Akan du Ghana pour exprimer des croyances, des concepts ou des aphorismes complexes » (p. 371), les divers chapitres mêlent habilement des souvenirs familiaux ou autobiographiques à des exemples historiques et littéraires, pour mieux « explorer les manières dont des récits […] façonnent notre manière d’appréhender qui nous sommes » (p. 13). Ils se tissent également très souvent sur la trame d’une existence particulière – celles du psychologue Erik Erikson (ch. 1), de l’écrivain Anton Ettore Schmitz, alias Italo Svevo (ch. 3), du philosophe Wilhem Amo (ch. 4), du sociologue Michael Young (ch.5), de l’anthropologue Edward Burnett Tylor (ch.6) – qui tous forgèrent leur identité en changeant de pays, de langue ou de nom, et qui contribuèrent, chacun de manière décisive, à l’essor d’une nouvelle discipline des sciences humaines et sociales. C’est aussi dans le miroir de leurs vies et de leurs pensées que Kwame Anthony Appiah réfléchit les siennes – lui qui, originaire du Ghana (tel Amo au xviie siècle), s’est à son tour fait philosophe et s’est, au fil des décennies, imposé comme un des penseurs contemporains les plus cosmopolites, mais aussi les plus critiques des rigidités sociales, culturelles, économiques et politiques de notre temps.

Le lecteur familier de l’auteur retrouvera ici ce qui faisait déjà la force de ses ouvrages antérieurs, d’In My Father’s House en 1992 à Lines of Descent (2014), en passant par Color Conscious (1996), The Ethics of Identity (2005), Cosmopolitanism (2006), Experiments in Ethics (2008) et The Honor Code (2010). Appiah offre en effet une critique sans concession mais toujours renouvelée des catégories et des logiques de pensées héritées du xixe siècle (en particulier du romantisme), comme le nationalisme, la raciologie, l’ethnocentrisme et le primitivisme. Parallèlement, il se livre à une belle réappropriation – ou réactualisation – de l’esprit des Lumières, à commencer par l’encyclopédisme et l’empirisme qui caractérisaient autant les œuvres de Denis Diderot, en France, que celles de David Hume en Grande-Bretagne. Cette orientation pragmatique se trouve de surcroît mâtinée d’un puissant ancrage dans des pratiques culturelles ou dans les traditions intellectuelles africaines et africaines-américaines. C’est ainsi qu’Appiah déconstruit l’idée même d’une « civilisation occidentale » dont les contours seraient propres et bien définis, dans le même temps qu’il défend un « cosmopolitisme enraciné » (rooted cosmopolitanism), faisant souche dans une configuration du savoir à tout le moins métisse, et à proprement parler interculturelle. Il n’était certes pas anodin que son fameux Cosmopolitisme nous proposât, en sous-titre, une « éthique dans un monde d’étrangers ». Avec Appiah, cette « tâche » demeure en effet constamment « centrale », mais c’est avec toujours beaucoup de tact qu’il entend nous guider sur ce chemin : « “bien vivre” signifie relever les défis qui se posent sur trois plans : vos capacités, l’environnement dans lequel vous êtes né et les projets que vous-même jugez importants. Se faire une vie, écrivit mon ami le philosophe et professeur de droit Ronald Dworkin, est “une performance qui nécessite du savoir-faire”, et “c’est le défi le plus vaste et le plus important auquel nous sommes confrontés”. Mais comme chacun d’entre nous arrive doté de talents différents et est né dans un environnement différent, et parce que les personnes choisissent leurs propres projets, chacun de nous se trouve confronté à son propre défi, un défi qui, en définitive, est unique. Donc il n’y a pas de réponse raisonnable à la question de savoir si une personne relève son défi mieux qu’une autre. […] Et cela signifie qu’il n’y a pas de mesure comparative, pas d’instrument de mesure unique pour quantifier la valeur humaine » (p. 300-301).

Le Monde (en 2016), Le Nouveau Magazine Littéraire (en 2020) listaient récemment Kwame Anthony Appiah parmi les dix penseurs africains les plus influents : si vous voulez découvrir sa réflexion dans toutes ses ramifications, cette nouvelle traduction constitue certainement l’une des meilleures introductions à son œuvre.

Anthony Mangeon
Professeur de littératures francophones à l’Université de Strasbourg , Directeur de Configurations littéraires (UR1337), Coordinateur de l’Institut Thématique Interdisciplinaire Lethica

Pour aller plus loin...

→ Anthony Mangeon, « Kwame Anthony Appiah, ou comment penser global depuis l’Afrique », p. 6-17 dans « Penser avec l’Afrique », De(s)générations, n°22, Saint-Étienne, Jean-Pierre Huguet Éditeur, mai 2015.
Article disponible sur Univoak et téléchargeable dans ce lien.

→ Id., « Du moment panafricain à l’afropolitanisme contemporain : lectures croisées de W.E.B. Du Bois, Joseph Casely Hayford, Alain Locke et Anthony Appiah », p. 47-59 dans Guillaume Bridet, Virginie Brinker, Sarah Burnautzki, Xavier Garnier (dir.) : Dynamiques actuelles des littératures africaines. Panafricanismes, cosmopolitisme, afropolitanisme, Paris, Karthala, 2018, 300 p.
Article disponible sur Univoak et téléchargeable dans ce lien.

→ New Literary History, volume 49, number 2, spring 2018. Jahan Ramazani and Rita Felski (eds.) : « On Kwame Anthony Appiah », https://muse.jhu.edu/issue/38938
Philosophy & Public Issues, Vol. 10, No. 2, 2020. Volker Kaul (ed.) : « Symposium on Kwame Anthony Appiah‘s The Lies that Bind. »