Alain de Botton, Comment Proust peut changer votre vie, traduit de l’anglais par Maryse Leynaud, Paris, Denoël, coll. « 10/18 », 1997 ; How Proust Can Change your Life. Not a Novel, Londres, Picador, 1997.
À la recherche du temps perdu est sans doute, parmi les textes classiques de la littérature française, celui qui renvoie le plus naturellement dans l’esprit du lecteur à l’idée d’une séparation entre la littérature et la vie : les positions théoriques de Proust sur la déliaison entre la biographie de l’artiste et ses productions ou sur la lecture comme aspiration hors du monde, mais aussi la situation dans laquelle il compose son texte, enfermé dans une chambre dont il ne sort guère plus, entretiennent l’image d’une œuvre close sur elle-même, rédigée dans le silence et la solitude, dans un profond décalage entre expérience du monde et mise en forme esthétique de cette expérience. Dans son ouvrage paru en 1997, Alain de Botton effectue au contraire un geste de nivellement subversif, en proposant à la façon des guides de développement personnel neuf manières par lesquelles Proust peut transmettre une morale pratique, directement utilisable dans la vie – et pas n’importe laquelle : dans « votre vie », humble lecteur.
Et le critique d’enfoncer le clou par son sous-titre, « Not a novel », inversant la formule traditionnelle par laquelle les auteurs de biographie romancée brouillent la frontière entre le vrai et l’invention : c’est bien de la vie réelle de Proust qu’il est question à tous les niveaux d’un texte qui envisage le grand auteur comme un homme très ordinaire et La Recherche comme une réponse aux dilemmes existentiels qu’il a rencontrés. Pour profiter de ces leçons proustiennes de vie (« Comment aimer la vie aujourd’hui », « Comment prendre son temps », « Comment être un véritable ami », « Comment être heureux en amour », etc.), le lecteur doit en retour renoncer à lire l’œuvre sous l’angle unique du plaisir esthétique, pour mieux envisager les solutions qu’elle apporte aux problèmes de l’existence. Car n’avez-vous jamais rêvé de visiter Illiers-Combray (p. 243) ? Ne persistez-vous pas à voir la duchesse de Guermantes dans « la belle-mère […] d’une ex-petite amie » (p. 32) ? C’est bien la preuve que la fiction n’a pas vocation à rester de la fiction, mais que l’œuvre proustienne se répand déjà naturellement dans votre propre vie.
Or, elle pourrait bien la transformer. Alain de Botton relit en effet tout le projet proustien à la lumière d’un idéal thérapeutique que l’auteur aurait hérité de son histoire familiale. « Ah, Céleste, si j’étais sûr de faire avec mes livres autant que Papa a fait pour les malades ! », dit une phrase que l’on prête souvent à Proust : l’écrivain aurait ainsi souhaité émuler son père, le docteur Adrien Proust, auteur, entre autres ouvrages médicaux très lus à l’époque, d’un manuel de calligénésie à destination des jeunes filles, ou son frère Robert Proust, chirurgien qui fut le premier en France à effectuer une ablation de la prostate. C’est le prisme qu’adopte en tout cas de Botton pour rendre compte de l’œuvre : il traite de la démographie proustienne, de Madame Verdurin à Swann, comme autant de « cas » que Proust aurait examinés comme un médecin le fait d’un patient, pour déterminer son syndrome et lui proposer des solutions pour y remédier. À terme, ces cas opèrent comme des contre-modèles qui produisent pour le lecteur des connaissances sur l’âme humaine et des modèles de comportement lui permettant d’éviter les écueils de l’existence et même, pour reprendre le titre du chapitre 4, de « réussir ses souffrances ». On se situe donc à la fois dans un modèle critique qui généralise la reprise d’un angle de lecture médical et dans la promotion d’une lecture que l’on veut toute orientée vers un but pratique d’amélioration de soi.
La perspective adoptée par le critique témoigne aussi d’une extension, fréquente dans le cadre bibliothérapeutique, de la notion de « thérapie », qui quitte le pur domaine médical pour intégrer celui du bien-être : l’ouvrage s’ouvre sur une anecdote rappelant qu’à la veille de la mort de Proust, le journal L’Intransigeant avait demandé à une série de personnalités d’expliquer ce qu’ils feraient s’ils apprenaient que la Terre devrait être anéantie dans un cataclysme tout proche. Alors que tous prédisent des scènes de chaos, de luxure ou de délire mystique, Proust répond calmement qu’il chercherait une consolation dans l’art, en allant visiter le Louvre ou en allant écouter son actrice préférée au théâtre pour la dernière fois. Au-delà de la thérapie, il s’agit bien de promouvoir des formes de vie susceptibles de donner le plus de contentement et de sentiment d’accomplissement, dans la plus pure lignée des manuels de self-help.
L’ouvrage, plein d’un humour en demi-teinte qui atténue ce que le prisme de la médecine et du développement personnel peut avoir de réducteur pour le projet proustien, réunit la tradition ancienne du livre comme guide, trésor de sagesse et pourvoyeur de règles de vie d’une part et, d’autre part, une approche pragmatique à l’anglo-saxonne qui confère à la littérature une dimension concrète et un but pratique. Approche, diront certains, trop pragmatique : devant le succès de son essai, Alain de Botton fonde un institut privé, The School of Life, dédié au développement personnel et où les leçons de la littérature se monnaient à prix d’or.
Victoire Feuillebois
Maître de Conférence à l'Université de Strasbourg