Les manifestations de conflictualité dans le champ littéraire font l’objet, depuis une vingtaine d’années, d’importants travaux croisant des approches disciplinaires variées. De l’histoire littéraire à la sociologie et de l’analyse de discours à l’histoire culturelle, ils rappellent que le rapport aux œuvres et la construction du champ littéraire évoluent à la faveur d’affrontements et de débats variables dans leur ampleur et leur intensité, et ils témoignent de l’intérêt que représente l’étude de ces échanges dissensuels pour éclairer le fonctionnement de la littérature comme institution.
Même si les termes de « débat », de « polémique » et de « controverse » sont parfois employés comme synonyme dans la presse (Plantin, 2003), la polémique se distingue, conformément à l’étymologie du terme, par la dimension ouvertement conflictuelle et parfois violente des échanges engagés, ainsi que par sa capacité à engager, sur une question donnée, une variété d’acteurs, qu’ils soient polémistes (professionnels) ou « polémiqueurs » (ordinaires) (Kerbrat-Orecchioni, 1980). Par rapport à la « dispute », à la « controverse » ou à la « querelle », souvent limitées à un public de spécialistes, la polémique implique ainsi une visibilité accrue, dans le cadre de débats qui se diffusent sur la scène publique (Rennes, 2016). Elle se distingue aussi par son caractère clivant et par un effet de polarisation des camps en présence. D’autres termes proches, comme ceux de « scandale » ou d’« affaire », accentuent l’importance de la réaction publique, l’amplification sociale des positions engagées et la dimension émotionnelle des débats. La controverse et la polémique partagent souvent une rhétorique de l’indignation, entendue comme « une émotion politique » « inséparable d’un jugement opéré au nom de valeurs partageables et partagées » par une communauté (Régent-Susini et Grinshpun, 2021). Mais, là où la controverse concerne davantage un débat raisonné, fortement structuré au plan argumentatif et centré sur des enjeux intellectuels, la polémique se caractérise par une intensité affective (Quemener, 2018) qui tend à rendre les positions inconciliables et le différend irréductible. D’où un risque d’appauvrissement argumentatif, lié au temps de réaction réduit et à l’espace parfois restreint alloué au discours.
Parmi les « modes de gestion du conflictuel », la polémique a donc souvent mauvaise presse, en raison de la virulence qui lui est associée. Ruth Amossy souligne néanmoins que la polémique remplit aussi des fonctions sociales et qu’elle joue un rôle dans la gestion du dissensus au sein des sociétés démocratiques, notamment en permettant la coexistence d’opinions divergentes dans une communauté déchirée par des positions et des intérêts contradictoires (Amossy, 2014). Les polémiques littéraires peuvent ainsi être considérées comme les révélateurs de conflits de valeurs (Thouret, 2021) : en dramatisant certains clivages, réseaux et positions, elles rendent plus visibles les tensions qui structurent la vie sociale et leur analyse permet d’observer comment ces conflits deviennent des objets de conversation publique.
Mais les débats et controverses participent aussi à la transformation du champ littéraire, des conceptions de la littérature et des procédures d’interprétation des œuvres. Certaines approches, axées sur la dimension performative des polémiques, invitent ainsi à les envisager comme des moments où les acteurs sociaux remettent en question des rapports de force établis et redistribuent les positions de pouvoir. En cela, la polémique peut être vue comme une force instituante (Lemieux, 2007), capable de transformer les normes sociales, de redéfinir les imaginaires et les valeurs littéraires. Les polémiques sont en effet des lieux où se configurent les relations entre la littérature et le politique. Elles permettent d’observer comment se définit le rôle des lettres dans une société́ donnée, ainsi que le rapport que la littérature entretient avec la réalité extra-littéraire. Il s’agit alors de mettre en lumière ce que ces conflits produisent de nouveau, que ce soit en termes de réaffirmation des valeurs transgressées ou de démonstration de leur obsolescence. Certaines polémiques littéraires et artistiques surgissent ainsi à la faveur de l’évolution de normes ou à la suite de la réévaluation de jugements sur des œuvres du passé en fonction de l’actualité des luttes politiques et sociales. En témoignent les relectures polémiques de textes canoniques qui mettent au jour des stéréotypes racistes, antisémites ou homophobes, ou la représentation de violences sexuelles que les interprétations antérieures passaient sous silence. Certains observateurs, dans et hors du champ académique, prennent part à ces débats, dénonçant ce qu’ils perçoivent comme une menace sur la liberté des artistes et comme une lecture orientée par des enjeux militants, laquelle serait inappropriée aux objets esthétiques.
En termes méthodologiques, l’étude des polémiques invite à déplacer l’analyse littéraire vers la réception et à considérer la variété des acteurs qui participent à la constitution du sens des textes (Thouret, 2021). Elle favorise ainsi une perspective discursive et une approche fondée sur l’étude de cas, dans laquelle il s’agit d’identifier les acteurs en présence, les normes esthétiques, morales, politiques ou religieuses qui justifient le désaccord, les stratégies déployées par les camps opposés, les formes et manifestations de conflictualité. Le déroulement temporel d’une polémique, du déclenchement à l’emballement et à l’essoufflement, comme les espaces physiques, médiatiques et socio-politiques de circulation des discours polémiques, constituent autant de dimensions à articuler dans l’analyse. Parce qu’elles jouent un rôle clé dans la construction et la transformation du champ littéraire, dans la redéfinition des normes culturelles et des conceptions de la littérature, les polémiques, leur fonctionnement et leur histoire offrent un éclairage précieux sur la manière dont la littérature, en tant qu’institution sociale, se négocie et se reconfigure constamment à travers ces moments de conflit.
Marie-Jeanne Zenetti - Université Lyon 2
Bibliographie sélective :
Amossy Ruth, Apologie de la polémique, Paris, PUF, 2014.
Fabiani Jean-Louis. « Disputes, polémiques et controverses dans les mondes intellectuels. Vers une sociologie historique des formes de débat agonistique », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2007/1 n° 25, p.45-60.
Lemieux Cyril, « À quoi sert l’analyse des controverses ? », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2007/1 n° 25, 2007. p.191-212.
Plantin Christian, « Des polémistes aux polémiqueurs », dans Declercq, Gilles, Michel Murat & Jacqueline Dangel (éds), La Parole polémique, Paris, Champion, 2003, p.377-408.
Quemener Nelly (2018), « ‘‘Vous voulez réagir ?’’ L’étude des controverses médiatiques au prisme des intensités affectives », Questions de communication, n° 33, p. 23-41.
Régent-Susini Anne et Yana Grinshpun (éds), L’Indignation entre polémique et controverse, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2021.
Rennes Juliette, « Les controverses politiques et leurs frontières », Études de communication, langages, information, médiations n°47, Presses de Lille 3, 2016, p. 21-48.
Thouret Clotilde (dir.), Littérature et polémiques, Nîmes, Lucie Éditions, 2021.