Le remords de Prométhée est le livre le plus récent de Peter Sloterdijk, publié en mars 2023. Dans cet ouvrage dédié à la mémoire de Bruno Latour, l’auteur discute de l’urgence climatique.
Dans le sillage d’un passage célèbre du Capital où Marx définit le travail comme « un procès dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action », les premiers chapitres retracent l’histoire de ce processus. L’auteur analyse les grands axes de l’évolution du travail au fil des siècles en Occident, et dépassant le Capital, il souligne systématiquement le rôle que l’extraction des ressources naturelles et l’énergie ont joué dans ce processus, à côté des diverses formes du travail humain. Le but de cette opération est de montrer que l’énergie a joué un rôle crucial dans le long processus de progressive émancipation des hommes de l’effort lié au travail, par le biais de la technique, jusqu’à ce que l’exploitation des hommes se soit déplacée dans l’exploitation de la Terre.
C’est ainsi que Sloterdijk interprète la crise climatique actuelle, et l’insoutenabilité des modes de vie contemporains, comme le résultat du processus qui était censé mettre fin à « l’exploitation de l’homme par l’homme ». Dans l’histoire du progrès technique en Occident, Sloterdijk découvre alors un détournement du but originel du don prométhéen du feu. L’énergie était censée être un outil qui aurait permis aux hommes de s’affranchir de l’effort physique ; l’usage humain a fini par exploiter la Terre avec une violence sans précédent, dont les immenses conséquences sont encore à peine visibles.
Dans le premier chapitre de l’ouvrage, Sloterdijk discute l’économie archaïque (et notamment préhistorique), la considérant comme une économie du gaspillage, mais dont les ressources matérielles restent limitées. L’auteur examine ensuite les civilisations anciennes et l’institution de l’esclavage, pour montrer que l’apport de la force musculaire des esclaves à l’économie de telles sociétés tend à éclipser le rôle des carburants dans l’ensemble du « budget énergétique », même au sein d'économies qui recourent abondamment au travail forcé. Le troisième chapitre interroge le mythe de la modernité qui interprète le progrès comme l’histoire d’une libération progressive de l’effort lié au travail par la technique, arguant que, malgré ce mythe, l’homme a été longtemps la victime impuissante de la pénurie de ressources matérielles et ne pouvait vivre dans l’abondance malgré la force humaine et les premiers carburants.
C’est avec la découverte de la force vapeur que le métabolisme homme-nature-énergie connaît une véritable révolution, et s’oriente définitivement au profit de l’énergie : Sloterdijk argue qu’à partir de la révolution industrielle, le travail des hommes se trouve subordonné à la puissance des machines, et il appelle le prolétariat le « junior-partenaire des énergies pyrotechniques issues de l’antiquité de la Terre et capables d’animer les machines ».
Cette nouvelle configuration du rapport entre travail et énergie s’accompagne selon le philosophe d’une dynamique de mépris de la nature sans précédent, tant du point de vue de l’extraction, que de l’imprudence avec laquelle les effets secondaires (les émissions carbone) sont négligés. Le don du feu est alors détourné de son but originel : c’est d’abord une aide pour les hommes (la cuisson et le chauffage au bois), qui doivent tout de même conserver un mode de vie raisonné car les ressources forestières sont limitées ; mais l’« humanité » (ou plutôt les pays occidentaux) qui découvre le charbon se retrouve alors dans une situation d’abondance sans précédent, et surexploite les ressources terrestres, adoptant un mode de vie insouciant du gaspillage. Sloterdijk imagine alors le remords et la honte de Prométhée voyant le mauvais usage que les hommes ont fait de son don.
L’essai de Sloterdijk se termine par la discussion sur l’urgence climatique actuelle, et le conflit qui nous attend dans les décennies à venir. Un défi, déjà décrit par Clive Hamilton dans Les Apprentis sorciers du climat, s’ébauche d’ores et déjà entre deux factions opposées : d’une part la menace « néoprométhéenne » ou « hyperprométhéenne », d’autre part l’émergence de technologies dites « post-prométhéennes ». Plutôt que considérer sérieusement l’insoutenabilité de la situation actuelle, les néoprométhéens (l’« humanité pyromane » pour le philosophe) cherchent d’autres technologies et solutions qu’il appelle « incendiaires » (le nucléaire, le stockage du CO2 au sein de la Terre, dont les conséquences sur le long terme sont inconnues) dans une tentative obstinée de garder le style de vie auquel nous sommes habitués. Quant aux technologies post-prométhéennes, elles permettraient d’extraire de « l'énergie intelligente » des actions les plus infimes de la vie quotidienne (une balade à vélo, une séance à la salle de sport), et aboutiraient à un profond remaniement de notre style de vie, dans le cadre d’une révolution morale à venir, qualifiée de « pacifisme écologique ». Une telle révolution, invoquée par Sloterdijk, aurait des conséquences éthiques et politiques, portant sur la vie des individus et sur leur attitude face à la Terre. Les ressources minières devraient être considérées non pas la propriété des États-nations, mais un patrimoine mondial de l’humanité, et les pratiques actuelles d’extraction devraient être condamnés en tant que « crimes d’extraction ». Il propose une solution pacifiste, dans le sillage de Bruno Latour, imaginant l’action conjointe et victorieuse d’une collectivité qui arriverait enfin à prendre conscience de l’urgence climatique et s’unirait dans un « parti écologique » qui traverserait les classes et les nations. Son livre se termine ainsi par l’invocation : « Fire-Fighters de tous les pays, jugulez les incendies ! ».
Nicole Siri - Configurations littéraires