Le livre de Pascal Caglar est entièrement placé sous le signe d’un cas de conscience. Il s’ouvre sur l’interpellation d’un lecteur-spectateur placé en position de juge au sein d’un tribunal moral.
Lui : Si j'ai tenu à votre présence, – pardonnez-moi je suis un peu intimidé, si vous étiez déjà présents dans mon esprit depuis des mois, ce n'est pas que j'éprouvais le besoin d'un public, ou le besoin d'un théâtre mon besoin était et est toujours d'un autre ordre, besoin de faire de vous plus qu'une assistance, un jury, de faire de ce lieu plus qu'une salle de spectacle une salle d'audience, et de ce théâtre faire un tribunal. Je ne viens pas solliciter des applaudissements ou de la compassion, mais un jugement, un verdict, car depuis des mois je doute de ma conscience, de ces réponses, de ces manœuvres et je préfère aujourd'hui solliciter la vôtre, conscience extérieure, objective et critique. (p. 5)
Cette promesse est celle que le fils, l’auteur, a fait de longue date à sa mère, Michèle, de la conduire un jour « en Suisse » pour bénéficier d’une mort volontaire assistée (MVA) le jour où elle ne pourra plus vivre chez elle. Domiciliée à Lyon, Michèle vieillit inexorablement, déprimée, malvoyante, malentendante, et pourtant pleine de vie et de joie. Mais elle marche de moins en moins bien, fait de nombreuses chutes, est même renversée par une voiture. Peu de temps après, son voisin attentionné se suicide, son assistant de vie fantasque démissionne, son infirmière jette l’éponge. Et l’auteur ne voit pas d’autre solution que de placer sa mère dans un Ehpad de Picardie, où elle meurt trente jours plus tard.
Déchiré par les « deux génies » qui « comparaissent au tribunal de [sa] conscience », l’auteur se dépeint en traître, en fils indigne qui a failli à la parole donnée. N’a-t-il pas, dans les faits, « kidnappé » sa mère (p. 105), l’enlevant à ses habitudes et à son domicile chéri, pour l’emmener dans un lieu « clos et protégé » (p. 105), où elle ne cessera de réclamer son retour à la maison ? Mais aurait-il pu être l’homme qui l’aurait assurément tuée en l’accompagnant chez Lifecircle, cette association suisse qui promeut « l’autodétermination dans la vie et dans la mort » ? C’est ce cas de conscience que le lecteur est amené à juger : « Dites-moi si je suis coupable ou non, si le titre de cette histoire devait être la Promesse ou la Trahison ? » (p. 131). L’auteur, lui, semble avoir tranché : en accompagnant la fin de vie de sa mère jusqu’au bout, il lui a permis de mourir dans la dignité. Ce livre nous pousse dès lors à nous demander : qu’aurions-nous fait à la place du fils, qu’avons-nous ou qu’allons-nous faire ?
Si la question fait écho aux débats contemporains sur la dignité de la fin de vie, elle est ici traitée de belle manière, par un auteur professeur de lettres en classes préparatoires qui, jusqu’à présent, n’a écrit que des ouvrages ou des articles parascolaires. Dans ce récit de filiation original, le grand âge et la fin de vie se déclinent sous une forme fragmentaire, en 370 paragraphes numérotés, qui décrivent sous la forme de petites touches, souvent humoristiques et toujours tendres, les moments de la vie de cette très vieille dame, vivant seule et la dernière de son espèce, dans un immeuble lyonnais où, hormis son voisin-ami, tous les autres habitants sont des jeunes en colocation pour qui elle fait figure de « non-personne », à leurs yeux totalement invisible (p. 26 et p. 70). Plusieurs sections déroulent en filigrane une réflexion sur la place des personnes très âgées dans l’espace public et la société, sur leur vulnérabilité, et sur l’absence de prise en compte de leur situation au moment du Covid. Si Michèle est accueillie comme une « visiteuse d’exception » quand elle prend le bus (p. 14), elle se fait vertement rabrouer par un cycliste sûr de son droit alors qu’elle progresse péniblement au bras de son fils, sur « son » trottoir converti en « piste d’athlétisme » (p. 48). Quant aux ascenseurs du métro, « l’enfant au landau est prioritaire sur la vieille dame à la canne » (p. 42). D’ailleurs, dans la ville « nul ne fait attention à elle » tandis qu’elle marche « appuyée sur sa canne, les yeux rivés au sol, lentement, très lentement […] le dos voûté, le corps pesant » et qu’« elle a tout d’un escargot en expédition » (p. 11). L’auteur confie à la couturière algérienne de l’Ehpad le soin de rappeler que d’autres cultures ont des priorités autres que les nôtres : « Vous gardez les enfants jusqu’à trente ans, et les plus de quatre-vingts, vous les mettez à l’asile. C’est le monde à l’envers : le fort dorloté, le faible malmené » (p. 108).
Le livre présente dans un premier temps les thèmes associés au vieillissement sous un jour parfois absurde, voire cocasse : les appareils parlants de l’appartement produisent une cacophonie qui font croire à la vieille dame que la sonnette de l’entrée vient de retentir et il faut une loupe pour utiliser le bouton de la loupe pour malvoyant… Quant aux défaillances de sa mémoire, elles donnent lieu à des saynètes ou des dialogues traités sur un mode plaisant. Ainsi, le jour de ses 92 ans, tous ses proches (l’infirmière, le voisin, l’assistant de vie) lui souhaitent à tour de rôle son anniversaire. Lorsque son fils arrive après eux, elle a tout oublié… comme peu à peu, tout le reste, y compris la nécessité de se nourrir. Se dessine alors, dans un second temps, une inquiétante dégradation physique et cognitive, qu’observe le fils attentif, mais inquiet, car il ne vit pas à Lyon. Comme dans la comédie dramatique belge Une vie démente (2021), coécrite et réalisée par Ann Sirot et Raphaël Balboni, le salut et la joie de vivre viennent d’un aide à domicile exceptionnel, un Brésilien, qui poursuit l’œuvre du Christ dont il porte le prénom : « Jésus est parfait. C’est un aède à domicile. Il manie mieux la parole que le balai. Il lui aère les idées » (p. 48). Inventant des histoires, comme Shéhérazade, il sauve la vie de Michèle… Grâce à lui, celle-ci connaît ces moments de « reverdies » qu’étudie Martine Boyer-Weimann dans son essai Vieillir, dit-elle.
Autant qu’un tombeau érigé à une parente aimée, dans la lignée des récits en mémoire de « ma mère, la morte » pour reprendre le titre de Pierre-Louis Fort[1], ce court livre constitue aussi un hommage aux personnes qui accompagnent et se dévouent aux personnes très âgées. Il rappelle enfin la patience qu’il convient d’observer avec elles :
Si un enfant est une éponge qui absorbe tout, une personne âgée est une pierre sur laquelle ni l'eau ni la graine ne pénètrent. Ne la frappez pas avec un marteau, ne criez pas sur elle avec fureur, vous lui feriez mal sans jamais ouvrir la moindre brèche dans son cerveau muet comme une tombe (p. 50)
Corinne Grenouillet - Configurations littéraires
[1] Pierre-Louis Fort, Ma mère, la morte, L'écriture du deuil au féminin chez Yourcenar, Beauvoir et Ernaux, Imago, 2007.