« Une autre démarche actualisante est possible : non pas celle qui milite pour une éthique, mais celle qui propose une méthode d’analyse » (p. 239). Telle est la ligne directrice de l’ouvrage de Paolo Tortonese, qui est aussi une enquête sur l’histoire des rapports entre émotion morale et appréciation esthétique. La pensée d’Aristote en constitue le fil rouge, dans la mesure où elle permet d’éclairer le « tournant éthique » des études littéraires (qui réhabilite l’idée que la vertu est la finalité de la nature humaine, de ses actions comme de ses productions esthétiques), mais aussi de penser cette « méthode d’analyse » qui prend pour cadre de réflexion les interrogations morales formulées par le philosophe grec (critère fondamental de la cohérence et de l’incohérence des actions, pensées à l’aune de l’intention ou de la motivation et de la part respective de l’involontaire et du volontaire ; rôle central de la délibération, comprise non directement comme une évaluation morale pratiquée à partir d’une grille préétablie, mais comme une manière d’aborder le problème de l’adéquation du moyen à la fin).
Consacrée au « tournant éthique » des études littéraires, la première partie rappelle les termes du débat, son origine, mais aussi ses prémices ou ses alternatives, afin de rendre aux ruptures trop évidentes leur relativité. L’année 1987 constitue certes un jalon important, avec la publication de The Company We Keep. An Ethics of Fiction (C. Wayne Booth) et de The Ethics of Reading (J. Hillis Miller). Quand le premier rendait légitime et incontournable le jugement moral du lecteur (prenant fait et cause pour son collègue Paul Moses, qui avait refusé d’enseigner Huckleberry Finn pour des raisons éthiques), le second sonnait, d’une certaine manière, le glas d’un déconstructionnisme évacuant d’un revers de main la question morale : tout à sa défense (sinueuse) de son défunt maître Paul de Man, dont on venait de découvrir les publications passées pronazis, Miller réintroduisait en effet dans son essai l’idée d’une éthique de la lecture, émancipatrice et édifiante par elle-même, indépendamment du contenu ou des valeurs représentées. Paolo Tortonese rappelle néanmoins que l’histoire de ce « tournant éthique » a été simplifiée en raison de l’hégémonie académique de la critique structuraliste. Les termes du débat dont s’emparent les « aristotéliciens de Chicago » (Wayne C. Booth, Martha Nussbaum) étaient en effet déjà présents dans la pensée d’autres philosophes ou critiques anglo-saxons, comme Elizabeth Anscombe, Iris Murdoch, Barbara Hardy, Hilary Putnam ou Alasdair MacIntyre, dont Paolo Tortonese expose les théories. La critique formaliste ou textualiste n’a, parallèlement, jamais fait disparaître une critique fondée sur l’expression de la subjectivité romanesque, comme en témoignent l’importance de l’École de Genève (Georges Poulet, Jean-Pierre Richard, Jean Starobinski…), ou l’œuvre de Paul Ricœur, pour qui « le lecteur éthiquement neutre n’est qu’une vue de l’esprit » (p. 46). L’interrogation sur la fonction morale de la littérature est par conséquent une constante de la critique et de la théorie esthétiques, que le « tournant éthique » actualise après la querelle du Cid ou la controverse engendrée par le développement du roman de mœurs, qui distingue nettement, au nom du « réalisme », loi morale et loi naturelle.
Le retour sur ces théories ou débats permet d’envisager d’autres voies possibles, mais aussi de complexifier l’héritage aristotélicien d’une critique fondée sur le lien consubstantiel de l’éthique et de la poétique. La deuxième partie revient par conséquent à la source de ce lien, en exposant les théories aristotéliciennes sous l’angle de la cohérence du personnage (une cohérence à « deux faces » : « l’une tournée vers le lecteur, le public, et qui garantit la compréhension ; l’autre tournée vers le réel, et qui garantit la pertinence », p. 120-121). Étayées par des passages de la Poétique, mais aussi et surtout de l’Éthique à Nicomaque et de l’Éthique à Eudème, cette analysepermet de comprendre les deux voies critiques que peut tracer un aristotélisme hissé au rang d’herméneutique littéraire : une voie fondée sur le postulat d’un eudémonisme moral dont le philosophe grec fait une « question narrative » (p. 161) – au risque de faire de la question du Bien, du Bonheur, et donc de la valeur représentée ou défendue la finalité de la représentation esthétique, sans rendre compte de sa spécificité ; une voie davantage soucieuse des moyens mobilisés pour problématiser la portée morale de la narration, en se concentrant, par exemple, sur la production de l’intérêt romanesque, sur l’utilité narrative du « hiatus entre acte et mobile » (p. 110), ou sur la structuration de la représentation de la conscience – « outils » d’analyse abordés par Paolo Tortonese à la fin de sa première partie, à partir, notamment, de la pensée de Thomas Pavel (La Pensée du roman, 2003) et de Peter Brooks (The Melodramatic Imagination, 1978), ou de questions que posent Balzac (comment rendre intéressant un personnage vertueux ?) et Stendhal (comment représenter le conflit intérieur ?).
Composée d’études de cas, la dernière partie propose des « exemples de lectures qui se veulent morales non pas au sens de moralisatrices, mais au sens où elles adoptent le questionnement éthique comme angle d’attaque de l’analyse » (p. 17). Sont ainsi abordées (entre autres) la question de l’intérêt dans Eugénie Grandet (Balzac, 1833), le débat sur la liberté dans La Fille Élisa (E. de Goncourt, 1877), ou l’expression de la compassion dans Middlemarch (George Eliot, 1871). Ces études de cas, qu’on pourra juger disparates, assument en réalité le parti pris de l’auteur d’esquisser une voie théorique soucieuse de l’économie interne de chaque œuvre. La conclusion, qui est aussi un plaidoyer en faveur d’une méthode interdisciplinaire ancrée dans un point de vue disciplinaire, rappelle cette méfiance à l’égard du penchant hégémonique de la théorie, au profit d’une pratique dont Paolo Tortonese fait l’essence des études littéraires. La voie ouverte par son ouvrage est donc une incitation à arpenter, au gré des textes, un chemin de traverse qui puisse frayer un passage entre le tout-esthétique et le tout-éthique, entre « une autonomie aux allures mystiques (l’art comme sommet de l’expérience, comme révélation de l’Être) et une hétéronomie aux relents despotiques (l’art comme instrument d’une morale ou d’une idéologie) » (p. 243).
Bertrand Marquer - Configurations littéraires