Ce volume collectif paru en 2020 prolonge et synthétise les réflexions abordées dans le cadre du projet CAMELIA (https://camelia.hypotheses.org/) consacré à la casuistique médicale dans la littérature et les arts à partir du 18e siècle. Les contributions réunies donnent au « cas » un statut variable, et l’envisagent tantôt comme un exemple représentatif (d’un problème ou d’un « jalon » dans l’histoire de la psychologie expérimentale, ou encore des points de contact entre œuvres littéraires et théories médicales), tantôt comme un problème conceptuel, puisque le cas, dont la définition même ne va pas de soi, favorise un raisonnement oscillant entre validation de la norme et valorisation de l’exception(nel).
Parmi les contributions traitant du cas sous l’angle de l’exemple représentatif, on pourra plus particulièrement retenir les articles de Nicole Edelman, Régine Plas et Jacqueline Carroy, qui nouent une approche historienne à une réflexion sur les questions épistémologiques que le cas permet de poser (qu’il s’agisse d’une affaire de viol sous magnétisme en 1865, de l’usage que le philosophe et médecin Pierre Janet fait des cas bizarres ou singuliers, ou de montrer comment un ancien sujet, devenu dramaturge, fait de sa pièce un dialogue philosophique pointant les dangers de la « nouvelle idole » que serait la science). Les contributions davantage centrées sur l’analyse d’œuvres littéraires permettent quant à elles de mesurer le maintien de l’emprise d’une pensée par cas, qui se distingue néanmoins de la casuistique classique pour favoriser le sensationnel (à l’image de la circulation des cas de catalepsie ou des cas d’impuissance, abordés respectivement par Laurence Talairach et Violaine Heyraud), ou pour faire des différentes formes de la « communication médicale » (lettre de consultation, consilium, carnet d’anamnèse…) la trame de récits mettant en crise l’épistémologie clinique (Rudolf Behrens, à propos du Horla et de ses différentes « préversions », envisagées par lui comme autant de variations sur les manières de restituer une observation médicale).
Le cas, en littérature, est en effet majoritairement critique, comme le rappellent Laure de la Tour à partir de l’étude d’un roman de Huysmans (En rade), ou Jeanne Weeber en analysant le cas du psychiatre fou dans un large panel d’œuvres. La fiction s’empare donc de la capacité du cas à faire problème, quitte à faire de l’exception une nouvelle norme, à une époque où la « naissance de la clinique » (Michel Foucault) contribue à abaisser le seuil de l’individualité, en envisageant chaque individu comme un potentiel cas. C’est ce qu’illustre, selon Carle Bonnafous-Murat, qui se livre à une vaste enquête sur la littérature anglaise, le remplacement de la casuistique (comprise comme intérêt pour la norme à travers le particulier) par l’étude de cas (centrée sur l’irréductible différence de la personnalité). La surprenante absence de réelle définition médicale du cas, à une époque où il est pourtant le pilier de l’observation clinique, tend à confirmer ce glissement du raisonnement par cas : dans une étude très précise des dictionnaires médicaux du 19e siècle, Juan Rigoli montre en effet que le cas tend inconsciemment à se confondre avec le cas rare, qui est le seul à être l’objet d’une réflexion un tant soit peu conceptuelle.
Le cas ne pourrait-il donc être que remarkable, extraordinary, exceptional, strange ? Dans son introduction, Paolo Tortonese propose une mise en perspective qui relativise la potentielle impasse que pourrait constituer la superposition du cas et de l’exceptionnel : la pensée par cas telle qu’elle se développerait à partir du 18e siècle serait en réalité l’indice d’une réévaluation du particulier, dans des sociétés davantage soucieuses de la différence. Ce modèle de pensée traduit donc une évolution politique et idéologique, dont il faut cependant prendre garde de bien peser les illusions et les potentielles dérives. La réflexion définitionnelle que propose Claude Valentin à partir de la controverse soulevée par l’expression de « médecine personnalisée » le rappelle : valoriser le particulier n’est pas forcément valoriser la personne, et peut au contraire induire sa dissolution dans le biologique. Il faut aussi faire cas des termes choisis.
Bertrand Marquer, Co-directeur du CERIEL (UR1337)
Responsable de l'axe "éthique et thérapeutique" et membre du comité exécutif de l'iti LETHICA