Poème d’après la conférence de Jean-Gabriel Ganascia

Internet est à notre civilisation contemporaine ce que le Nouveau Monde fut pour l’Europe à la fin du XVe siècle. C’est le « nouveau nouveau monde », comme dit Georges Balandier. Une terre à explorer, où nos repères sont complètement bouleversés. Une boussole n’y a aucun pouvoir. D’où le besoin, pour Jean-Gabriel Ganascia, de proposer quatre nouveaux points cardinaux, c’est-à-dire des outils sémiotiques permettant de nous repérer dans cette nouvelle cartographie numérique.

Le Nord, l’endroit, ce qui oriente nos cartes : l’être en ligne. L’existence vue par une page Wikipedia, par un profil de réseau social. Le Sud, l’envers, son contraire : le hors ligne. Un besoin de se déconnecter, d’être « en dehors ». C’est le plaisir du dissident allié à la frustration de l’outsider — car il faut connaître la vie en ligne pour souhaiter une vie hors ligne.

À cet axe vertical s’ajoute un axe horizontal et biologique. L’Est, l’en vie ; contre l’Ouest, l’hors vie. La frontière entre les deux n’a jamais été si fine. L’hors vie souligne à quel point les objets inanimés semblent vivants, voire intelligents. Montres, vélos, téléphones, frigidaires. Et au contraire, l’en vie rend saillant un processus de ré-ontologisation de notre monde par un changement linguistique. Les mots « amis », « engagement », « communauté » ne veulent plus dire la même chose.

Jean-Gabriel Ganascia (dans sa conférence lors de l’École d’Automne 2022 organisée par Lethica) travaille aussi avec les mots. Les mots, dit-il avec Nietzsche, sont le coup de marteau du philosophe. Les mots nous aident à penser. C’est lui qui compara le hors ligne à la condition de Tityre dans Paludes de Gide. C’est lui qui souligna le lien entre l’orin (le cordage qui relie l’ancre à la bouée) et les ORganismes INformationnels.

Le besoin d’une nouvelle boussole numérique est un enjeu éthique. Mais faire retentir les mots, les concepts, les imaginaires, c’est un enjeu esthétique. Et d’abord poétique. D’où ces Paludes, offerts à Jean-Gabriel Ganascia.

***

 

1.

Hors ligne

 

La barque de Tityre sur son marais ne tient à la terre que par un fin orin. Un fil entre cette espèce d’immobilité où il se plaît au demeurant et le risque redouté de partir à vau-l’eau. Au loin, au-delà des amers à peine visibles depuis la cité, un phare régulé par un gardien numérisé tourne sa tête lumineuse, comme un nuage se mouvant au-dessus des eaux.

Tityre vient, sans qu’il le sache encore, de textes anciens. Il est le personnage de Paludes : ceux-ci, et d’autres aussi. Mais il n’est pas un héros de roman : tenir sa barque, craindre le phare et la cité, voilà ce à quoi sa vie se réduit.

Tityre passe sa journée à pêcher, à chasser des goëlands, à chasser des démons. Il passe sa vie à haïr les lumières venues de loin. Ayant songé son marais tel un domaine isolé — Crusoé au sort souhaité —, ayant cherché l'alliance du liquide en tant qu'ennemi des câbles électriques, il s’obsède à longueur de journée à la vue des chimères que sur la vase humide réverbère la ville. Et Tityre noie la peine d’une vie redoutée dans des breuvages douteusement fermentés.

Car Tityre semble avoir connu — malgré l’âge de Gide et l’âge de Virgile — ces systèmes de communication instantanée, ces noires fenêtres ouvrant aux mondes dématérialisés, ce vendre-acheter imposé par quelque bête aux mille visages, par des recueils de faces, par des faux et brefs gazouillis. Écœuré par une existence rédigée à deux chiffres, Tityre souhaita les eaux tranquilles du marais au profit de la cité amazonique. Aucun appareil sur la barque, aucun soupçon, croyait-il, de réseau mêlé au vent. Hermite. Zarathoustra craignant le soleil. Tityre technophobe.

La nuit, il se range dans sa cabine. Il n’allume plus de bougies. Il bande ses yeux car la lumière du phare, quoique lointaine, traverse la faible épaisseur des rideaux. Et il couvre ses oreilles, les mains cramponnées contre son crâne, car l’orin le ralliant aux berges du marais grince comme une machine avide d’huile, comme une foule de voix hideuses qui ricane.

*

Tityre dans sa barque sur le marais se croyait habiter un surcroît de vie. Que cette impression vînt d’une comparaison entre le monde de l’eau — idéalisé — et le monde des lumières — fantasmé — ne semblait pas le déranger. Il définit son existence par la négative : il est en vie, puisque d’autres ne sont qu’en ligne. Il ne tient qu’à son orin, alors que les autres sont soutenus par des organismes d’information, par des organes de voltage et des processeurs.

Tityre repose sa vie sur la non-vie des autres.

Tityre est seul. Et croire qu’à la cité les autres le sont davantage, constitue sa seule et mièvre consolation.

 

2.

En vie

 

Qu’elle fût causée par une bactérie logée dans le foie du goëland dévoré la veille, ou par l’eau marécageuse mal filtrée dans son alcool, la douleur au ventre de Tityre criait à la trêve. Le marais semblait être au courant de sa dolence, et il berçait la barque avec plus de zèle que d’habitude, comme pour accentuer la sensation d’un ventre assiégé par l’entrée de quelque cheval virulent.

Sans doute les savants de la cité connaissent-ils les réseaux secrets qui lient le ventre au cerveau, et pourraient expliquer à Tityre le lien entre son estomac ou son foie infectés, et le spleen noir qui inondait son esprit. Car c’était surtout au moral que Tityre était touché. Touché à mort, tellement qu’il percevait comme bienveillante la lumière venue du phare pour s’échouer sur l’écran de tissu qui séparait péniblement sa cabine de l’univers.

Tityre sentait à la fois que sa douleur l’attachait davantage à l’eau et qu’elle l’en repoussait aussitôt. Une certaine acuité des sentiments — qu’ils soient perçus comme bons ou mauvais — refait notre rapport au monde, et la douleur aiguise terriblement les émotions.

Mais le monde pour Tityre était tout entier contenu dans le peu de mots que voici : barque, vase, goëland ; lumière redoutée, solitude souhaitée, monotonie dilatée. La douleur, l’émotion exacerbée brisant l’immobilité de sa vie solitaire, demandait un sens à tous ces mots connus, et faisait pousser des gerbes lexicales qui lui étaient jusque-là inconnues. Amis, engagement, communauté. Il voulut pouvoir dialoguer avec les chimères qui hantaient peut-être les tablettes de sa barque, ou celles de la toile de son voile noire jamais développé auparavant. Il songea à l'intelligence possible des objets autour de lui, à entendre leur voix…

Mais après avoir attribué de tels désirs à sa fièvre montante, il en fut assommé, incapable de pousser plus loin son rêve.

Et Tityre dormit. Nulle base de données jamais n’enregistra combien de nuits, combien de jours, l’obscurité demeura à son affût.

 

*

 

Quand le jour fut venu, la maladie exigeait de Tityre à la fois sens et cesse.

C’était ainsi autant un pourquoi qu’un halte ! qui motivèrent le débarquement inopiné de notre héros. À le voir mettre ses pieds dans la boue, l’on aurait cru revoir la tête de proue d’un nouveau cortège macabre. Mais nulle musique ici. Les goëlands s’étaient tus. Seul le phare continuait son regard circulaire, sans jamais cligner, sans jamais manquer à son programme.

Et Tityre, laissant derrière son attelage entre barque et marécage, descendit pour suivre la lueur lointaine quoiqu’aveuglante de la cité.   

 

3.

Hors vie

 

La barque sans Tityre se tient comme du goémon sur le marais.

Bien que dire barque manque à la vérité, rehausse la réalité trop frêle de ce tas de bois, donne du mouvement à cet inerte d’automate. Peut-être faudrait-il dire sa réalité par les quelques parties qui la composent. Quelques cordes qui traînent et des toiles, emmêlés aux corps inertes de bars et goëlands bons à manger, du bois par l’eau poli, quoique verni par une certaine main dans un certain temps, quoique coupé au millimètre près, par une lame et un laser, quelque part, dans un atelier de nouvelle menuiserie.

Aucun souvenir ici d’une vie peut-être passée à la cité, aucun rappel de la civilisation. On sent que le mot laptop, smartphone, Facebook feraient tache dans ce paysage. Impression forte, si ce ne fut pour cet orin métallique, attaché à cette base plantée par terre. (Il s’agit là d’une métaphore.)

Vous ne pouvez pas vous en douter, mais à l’instant où vos yeux se posent sur cette ligne énigmatique, Tityre branchait les veines de son bras dans une machine d’analyse de sang. Il se sentait violé, au moment où vous regardiez le voile du navire replié sur elle, il se sentait introduit plus qu’ayant été transpercé. En continuant votre visite par la cabine, un dossier avec des informations sensibles fut signé — Tityre marqua ainsi son acceptation de quelques conditions générales et politiques de confidentialité concernant son intimité —, en regardant ces rideaux naguère noirs et désormais délavés par la lumière, Tityre vit son visage pour la première fois : un cliché. Photo de profil, mais de face. Et voilà tout. Vous êtes enregistré dans la base de données, monsieur.

Allez chercher désormais, quand enfin vous serez revenus de votre périple, rentrés chez vous, cherchez sur Google, sur Wikipedia, que sais-je, allez chercher le nom de celui nommé Tityre.

Ancien esclave de son orin.

Nouvel esclave des organismes d’information.

 

*

 

Ailleurs, un anonyme tape sur un ordinateur quelques mots — scénario bateau, barque sur l’eau, sentiment de tristesse, style assez précieux, assez pathétique, pas de trace humaine, oiseaux de mer, phare au loin — soudain transformées dans l’image que le lecteur s’est déjà assez bien figuré tout seul.

 

4.

En ligne

(Trois ans après)

 

Si Tityre en surfant sur la toile, enfin déployée, n’a guère cherché les noms de Gide ou de Virgile, ce n’est pas par ignorance de sa condition d'intelligence artificielle.

Car si toi, ô Tityre, allongé sous l’ample ombre d’un arbre, tu peux regarder en ligne de belles images de barques, des DIY des bricoleurs creusant des demeures avec un bâton dans des terres des marais, c’est parce que te voici, dans un tissu, texte ou réseaux peu importe, où tu penses, par lequel tu penses, qui te fait penser, qui pense par toi. Tu le sais, car te voici conscient de ton erreur : toujours tu fus branché à quelque amer — serveur ou pilotis, qu’importe ! —, toujours ta barque et ton orin tinrent fort à ce que tu redoutais. Il y eut toujours quelqu’un qui te regardait, de l’autre côté de l’écran.

La barque de Tityre sur son marais ne tient à cette page que par un nuage : Google Drive, où j’écris, lecteur, Tityre, Paludes.

La barque de Tityre est dans sa communauté retrouvée : communauté des Aimants métropolitains des marais, du Neurchi sur l'appendicite. Communautéd’amis qu’il ne connaît pas. Il regarde, like, scrolle. Il s’engage et engage sa vie dans une autre vie ailleurs et ici-même, sur les marécages de sa main, sur sa tablette en silicium.

Et Tityre n’est pas dupe : il sait que ces choses n’existent pas. Il pense parfois à sa barque, peut-être dévorée par les goélands.

Et le lecteur pense à Tityre, mangeur de goélands, bucolique mélancolique, personnage de Paludes, rescapé de l’hors ligne et voici rené, réincarné.

Il est vivant, quoiqu’il n’en soit pas moins seul. Mais il tient à son organe informatique, comme jadis à son orin, et plus avant à son cordon ombilical.

Quant à nous, il faut frapper le miroir d’un marteau et le voir, impassible, ne pas se briser. Aimer son orin à soi.

S’imaginer en Tityre heureux. 

 

Elias Levi Toledo