Michel Agier, L’étranger qui vient. Repenser l’hospitalité

Paris, Seuil, 2018

Michel Agier, L’étranger qui vient. Repenser l’hospitalité, Paris, Seuil, 2018

Si se pose et s’impose aujourd’hui la question de l’hospitalité, c’est au premier abord par son manque, parce qu’elle est refusée aux populations – migrants, défavorisés, victimes du capitalisme effréné – qui en font instamment la demande. Il faut néanmoins, d’emblée, élargir la focale : à l’heure de la globalisation, la condition d’étranger est de plus en plus partagée. Le constat de départ est celui d’une résurgence « spontanée, un peu brouillonne » de l’hospitalité dans le contexte précisément de son refus par les États-nations. Pour ceux qui la pratiquent, au niveau local, elle revêt un sens éthique qui renvoie au droit à l’hospitalité inconditionnelle qu’invoquait Jacques Derrida en référence à la Grèce antique, et que Michel Agier s’applique à réexaminer. Son point de départ est le constat (fait par Florence Dupont) de ce qui serait une erreur dans la compréhension du terme xenos. Celui-ci ne signifie pas l’étranger mais l’hôte, et s’inscrit dans la relation d’hospitalité qu’est la xenia. C’est sur les données concrètes de cette relation qu’il convient de s’arrêter, tâche qui incombe à l’anthropologue, qui s’intéresse à ses « formes élémentaires » (p. 29), comme d’autres s’intéressaient aux « formes élémentaires de la vie religieuse » (Durkheim) ou aux « structures élémentaires de la parenté » (Lévi-Strauss). Sans en remettre en cause la légitimité, il s’agit donc de confronter la démarche du philosophe (qui va « dire l’éthique sans s’occuper de la vie réelle ») au « caractère relatif et relationnel des cadres sociaux » (p. 29) dans lesquels elle trouve réellement son expression. Ce que montre le terrain – Agier s’appuie ici sur ses travaux au contact des migrants et des commerçants haoussas – c’est tout d’abord que l’hospitalité est toujours « hiérarchique », « asymétrique ». S’il serait donc illusoire de confondre l’hospitalité avec une égalité entre les parties, cette asymétrie n’exclut pas pour autant le caractère relationnel : il s’agit d’un échange, et de nombreux travaux montrent que l’accueil de l’autre, par un système de don et de contre-don, débouche sur un « après » de l’hospitalité.

L’hospitalité dont il est question ici demeure une hospitalité domestique qui, avec les hospices du Moyen Âge, est devenue affaire d’église, puis affaire d’État aux XIXe et XXe siècles. Elle disparaît alors et se meut en « droits de l’asile et du réfugié », susceptible d’être, par l’autorité de gouvernement du territoire, donnés ou refusés. Qu’en est-il du présent ? Les formes actuelles de l’hospitalité à l’endroit des migrants, individuelles (et parfois criminalisées) ou collectives (associations de défense des droits, initiatives communales) relèvent désormais d’une posture contre l’État et son incapacité à et/ou son refus de donner l’hospitalité, le souci éthique rejoignant la démarche politique. L’hospitalité contemporaine doit donc désormais être pensée dans le cadre d’une triangulation : « l’étranger » lui-même, les gouvernements et ceux qui pratiquent l’accueil. Dans une société individualiste fracturée, où les liens sociaux sont malmenés, l’hospitalité est une « épreuve » (p. 56 et suivantes). Agier se livre ici à un rappel de la réalité de la solidarité, qui, malgré le travail des associations qui établissent le « lien manquant » entre les initiatives, peut aussi signifier surmenage, saturation, tout en décrivant l’inventivité souvent subversive des collectifs, et en rappelant les pratiques d’hospitalité communale, que ce soit sur le plan plus micro-local ou sous la forme du mouvement plus vaste des « villes-refuges » dont la charte avait été adoptée lors du Parlement des écrivains en 1993 : pour lui, « un horizon réaliste, ainsi lointain soit-il au regard de la volonté inégalement partagée de l’atteindre » (p. 85). Par-delà ce niveau médian entre le domestique et l’étatique, est nécessaire une pensée globale de l’hospitalité contemporaine, ce qu’Agier appelle un « besoin de cosmopolitisme ». Précisément parce qu’il est associé à un territoire dont il peut, telle une maison, ouvrir ou fermer la porte à l’arrivant, l’État-nation est la « catastrophe » de l’hospitalité, expression qu’emprunte Agier au philosophe René Scherer (89). Ici encore, l’auteur revient à l’actualité de Kant autant qu’à la nécessité de son dépassement. Si, en esprit des Lumières, le philosophe pensait l’individu cosmopolite et la liberté de circulation comme conditions de la citoyenneté du monde, il le faisait dans le cadre des États-nations, comme une éthique cosmopolite. Or « il ne peut plus y avoir d’"hospitalité d’État” » à l’heure des mouvements massifs de population à travers le monde, lorsque se jouent, aux frontières, les drames vécus par ceux et celles qui réclament en vain l’hospitalité. L’éthique cosmopolite devrait donc laisser la place à une cosmopolitique, une pensée d’un monde pensé d’emblée comme « commun », comme le suggère Étienne Tassin, « dans un cadre planétaire qui serait partagé par tous les humains au-delà de leurs différences culturelles et des inégalités sociales, spatiales et économiques qui les séparent » (p. 97). La question – celle de l’anthropologue – reste alors de savoir, par l’observation, quels sont les « lieux » de cette cosmopolitique, c’est-à-dire « les terrains », les « mondes sociaux » où elle prend forme. À trois formes associées aujourd’hui à l’idée de cosmopolitisme – une élite privilégiée circulant à travers le monde, une pensée altermondialiste ou une « conscience supérieure » des risques partagés (Ulrich Beck) – l’anthropologue oppose une condition cosmopolite comme expérience vécue : une fois encore, la réflexion éthique et philosophique paraît réancrée dans le réel. Les travaux de terrain sur des populations migrantes réinventant des lieux sociaux dans des contextes très variés livrent autant d’exemples concrets de ces « situations cosmopolites ». Elles ont en commun l’expérience de la frontière, quelle qu’en soit la nature, et posent par là-même la question de « l’étranger ». Une fois encore, Agier substitue à la figure de l’étranger la condition d’étranger, condition que l’on acquiert dès que l’on passe une frontière. Empruntant à l’anglais, l’anthropologue en distingue trois modes: l’outsider (celui qui vient d’ailleurs), le foreigner (celui qui a franchi une frontière institutionnelle), le stranger (celui qui découvre un monde nouveau). À ceux-ci, il ajoute une occurrence fantasmée, l’étranger absolu, l’alien. Illustrée à partir d’un cas cinématographique, le héros du film America, America d’Elia Kazan, cette distinction permet de penser la condition d’étranger comme une série de variables. Si l’outsider, par définition, incarne l’ailleurs, ce qui caractérise le foreigner est un « défaut d’appartenance » plus au moins élevé en fonction de ses droits, sur une échelle dont le niveau ultime serait l’accès à la citoyenneté. Enfin, c’est l’image du « labyrinthe culturel » qui permet de dire la condition du stranger : être étranger, c’est essayer « de comprendre un nouveau lieu et savoir vivre et agir avec ses règles » (p. 125). Dès lors, « la condition d’étranger que nous sommes tous amenés à expérimenter […] est une combinaison, toujours singulière, de ces trois "parts" » (p. 128). L’alien comme forme absolue de l’altérité, est lui une fiction omniprésente dans les discours visant à l’exclusion de l’autre, mais il renvoie tout autant à l’étranger perçu comme une menace, dépourvu de tout droit et culturellement exclu. Réduit à sa seule apparence extérieure, il fait l’objet de l’assignation raciale et devient – Agier renvoie ici aux pratiques des postes frontières de Vintimille – un objet, celui du tri.

Face à ces réalités, l’hospitalité existe et prend des formes nouvelles. Vécue individuellement comme une éthique pratique, son existence nécessite aujourd’hui d’être inscrite dans des cadres lui permettant d’exister, mais qui ne sauraient désormais plus être nationaux. Néanmoins, comme le rappelle Agier « du point de vue des migrants […] le devoir d’hospitalité ne saurait faire office de sauf conduit. Seul un droit à l’hospitalité dans un cadre cosmopolitique serait en mesure de répondre aux impasses de politiques migratoires discrétionnaires et aux errements criminels de marchandages diplomatiques » (p. 141-142).

 

Emmanuel Béhague - Professeur au Département d’études allemandes