Patient zéro : en infectiologie, l’expression désigne l’individu à l’origine d’une épidémie. En l’élargissant « abusivement mais explicitement » (p. 7) à tous les patients ayant fait progresser la médecine, Luc Perino veut rendre hommage aux malades « comptés trop souvent pour zéro » (p. 8). Les dix-neuf histoires inversées de la médecine annoncées par le sous-titre se veulent autant de « récits romanesques » (p. 8), à l’image du chapitre sur Mary Mallon, cette cuisinière de la fin du xixe siècle, porteuse saine de la typhoïde, qui entraîna le décès en chaîne de ses employeurs. Luc Perino rejoint ainsi les écrivains ou historiens qui entreprennent, depuis quelques décennies, de prêter attention aux laissés-pour-compte, dans le sillage des Vies minuscules de Pierre Michon ou du Monde retrouvé de Louis-François Pinagot d’Alain Corbin.
Les histoires rassemblées dans l’ouvrage sont surtout des cas, qui ont forcé la science à se réinventer. La science n’a pas toujours progressé au chevet des malades : l’auteur explique que cette pensée par cas caractérise la médecine moderne, qui accepte de laisser la théorie se faire interpeller par la singularité empirique. « Lorsqu’un fait n’entre pas dans une théorie, il faut changer de théorie » note l’auteur. Mais il ajoute aussitôt : « On rechigne toujours à changer de théorie […] surtout lorsque la théorie est commercialement prometteuse » (p. 159). Histoire après histoire, Luc Perino critique ainsi l’industrie pharmaceutique qui encouragerait la surmédicalisation, et qui, en vantant la prévention, chercherait à transformer toute personne saine en client potentiel. N’hésitant pas à prendre position sur des sujets sensibles, l’auteur explique ainsi par des raisons économiques la médiatisation de la maladie d’Alzheimer, de la réassignation sexuelle, du cholestérol. Le choix d’écrire sur des cas médicaux sert en fin de compte une défense de la science fondamentale et de la recherche publique. L’histoire de Thimothy Brown, guéri miraculeusement du SIDA, ou de Steevy né avec un os pénien, sont autant d’exemples échappant à l’économie de marché par leur singularité mais permettant de faire progresser la connaissance.
Nombre de ces cas médicaux sont aussi des cas de conscience. L’ouvrage expose une palette de problèmes éthiques, allant de la prise de risque réussie (le vaccin contre la rage), à des catastrophes médicales (la réassignation sexuelle forcée de Bruce Reimer) en passant par des scandales chirurgicaux qui aboutissent néanmoins à des découvertes majeures, comme l’ablation de l’hippocampe que subit Henry Gustav Molaison. Tout en défendant fermement la déontologie, l’ouvrage loue la capacité de la médecine à tirer parti du fait accompli (ce que Claude Bernard appelait les expérimentations naturelles – mais qui, en l’occurrence, proviennent souvent d’erreurs médicales).
Peut-être qu’un tel livre, écrit à la gloire des malades et préoccupé d’éthique, aurait pu davantage poser la question de l’éthique de l’écriture elle-même. Seule une remarque à la fin de l’introduction met le doigt sur cette question, lorsque l’auteur admet, à propos de ces patients célèbres : « Je n’ai pas pu m’empêcher de les utiliser, encore malgré eux » (p. 9). Tout en restant fidèle aux faits historiques, l’ouvrage s’autorise aussi, par la fiction, à réinventer une large partie de ces vies oubliées, en imaginant des dialogues, des détails intimes, etc. L’écriture y gagne en fluidité mais l’invasion de la narration par la fiction ne risque-t-elle pas de déposséder une nouvelle fois ces individus de leur histoire ?
En conclusion, prévenons le lecteur que l’ouvrage a été écrit avant la crise du covid-19. Il n’est toutefois pas difficile de transposer les réflexions du livre au nouveau contexte, dans lequel prêter attention aux malades, défendre la médecine fondamentale ou surveiller les agissements de l’industrie restent plus que jamais des attitudes nécessaires.
Lucien Derainne, chercheur postdoctoral, Université de Strasbourg
Unité de recherche : Configurations littéraires (UR 1337)