Le discours littéraire, a fortiori lorsqu’il s’adresse à la jeunesse, est un reflet de la société dans laquelle il s’inscrit, et « port[e] traces […] de […] mouvements d’idées et de normes qui affectent ou conditionnent les relations humaines » (Benert et Clermont, 2011, p. 231). De plus, quiconque ayant eu quelques ouvrages entre les mains a pu constater que les animaux peuplent la littérature de jeunesse, au point que des spécialistes y voient l’« un des éléments génériques de cette littérature » (Prince, 2010/2021, emp. 2918).
Les débats autour de la place des animaux non humains dans les sociétés occidentales ont aujourd’hui une ampleur à la fois théorique et médiatique indéniable, et l’on assiste à une « crise » (Burgat, 2019, p. 296 ; Bonnardel et al., 2018, p. 17) qui prend les atours d’une révolution morale. Une grande partie des pratiques interrogées par l’éthique animale constituent par ailleurs des motifs récurrents en littérature et culture de jeunesse (animal de compagnie, zoo, cirque, élevage (ferme), chasse). Les travaux des auteurs et autrices apparaissent donc comme un précieux champ d’investigation pour analyser et comprendre la manière dont le littéraire réagit à l’affleurement d’une révolution morale. L’enjeu, pour la recherche, est de prendre la mesure d’un double mouvement liant littérature de jeunesse et éthique animale.
La première facette de cette dynamique concerne la manière dont la littérature de jeunesse assimile le changement de considération des non-humains. Comme le constate Jacques Vidal-Naquet (2019, p. 5), le sujet donne lieu à une production riche et prolifique. L’émergence des thématiques écologistes et animalistes dans les ouvrages a des conséquences esthétiques, notamment à travers l’apparition de nouvelles figures animales, loin des traditionnels protagonistes anthropomorphes et « masques d’enfance » (Nières-Chevrel, 2009, p. 148). L’antispécisme[i] amène en effet à envisager des personnages non humains différents, « alter égaux » des jeunes lecteurs et lectrices (Perrin, 2021). L’incontournable Jefferson (Mourlevat, 2018) va quant à lui jusqu’à jouer avec l’anthropomorphisme classique et les codes du roman policier pour évoquer les violences de l’élevage industriel.
Les notions clés de l’éthologie, sur lesquelles repose un grand nombre de réflexions en éthique animale, comme la sentience non humaine[ii] et le concept d’Umwelt[iii], nourrissent des expérimentations littéraires, plus ou moins concluantes, autour des langues animales et des points de vue des autres vivants (Milcent-Lawson, 2019 et 2020). On peut par exemple observer deux approches très différentes de ces principes, dans la trilogie L’éveil (de Panafieu, 2016-2017), et dans l’astucieux album Zoo (Dedieu, 2009). Le premier explore le flux de conscience animale dans le texte, à l’aune d’un virus développant la sentience des non-humains : le récit est ponctué de chapitres où des individus racontent à la première personne l’émergence de leur conscience. Le roman amène d’ailleurs à s’interroger sur les raccourcis et les biais anthropocentrés qui semblent presque inévitables dans l’exploration poétique de la pensée animale. Le second, ouvrage sans texte, mobilise l’illustration pour mettre les lecteurs et lectrices à la place des animaux en cage au zoo, offrant à chaque double page une vision des visiteurs, qui, à travers les barreaux, ont l’air bien plus proches des non-humains que ce que notre espèce aime croire.
La remise en question du rapport à l’animal dans les sociétés occidentales donne donc l’occasion aux créateurs et créatrices d’expérimenter d’autres moyens d’écrire (et de dessiner) les non-humains. Mais l’intersection entre littérature de jeunesse et révolution morale autour de la question animale ne s’arrête pas là, puisque la collision de ces deux champs amorce un autre mouvement, à la fois complémentaire et inverse : la première, non contente d’être influencée par la seconde, y prend également une part active. Rappelons le rôle central que jouent les préoccupations d’édification et d’éducation en littérature de jeunesse, et ce depuis son émergence. Ces volontés de transmission et de prescription semblent particulièrement réactivées lorsque le littéraire rencontre les questions animales et environnementales. Les jeunes lecteurs et lectrices sont en effet largement perçus comme des « citoyens de demain », qui seront amenés à relever les défis éthiques et écologiques en germe aujourd’hui (Chansigaud, 2016, p. 206). Certains auteurs, comme Stéphane Servant dans Sirius (Servant, 2017), envisagent les enfants comme rescapés d’un monde détruit par la crise écologique, seuls capables de comprendre et de respecter le vivant. On est alors en droit de se demander, comme le fait Sébastien Thiltges, « est-ce vraiment à [eux] qu’incombe ce fardeau ? » (2018, p. 24)
De manière générale, à travers les récits de trajectoires d’humains qui s’engagent, comme Veggie tendance Vegan (Bousquet, 2019), mais aussi d’animaux individualisés qui souffrent, par exemple Fritz (Ochoa, 2018), ou Titan noir (Aubry, 2018), la littérature de jeunesse appelle ses lecteurs et lectrices à faire cas de protagonistes singuliers, pour repenser un système global au cœur duquel ils et elles ont une responsabilité et un rôle à jouer. La proximité entre éthique animale et éthique du care permet aussi à la littérature d’inviter son lectorat à prendre soin de l’environnement et des animaux, à partir de devenirs individuels.
Mario Ortiz-Robles (2016, p. 12) résume : « Literature helps us imagine alternatives to the way we live with animals, and animals help us imagine a new role for literature in a world where our animal future is uncertain[iv]. » Toujours selon le chercheur, « literature also has had more to say about our relation to animals because in literature anything can be said, including those aspects of our relation to animals that science, economics, and politics would rather not say[v] ».
Éthique animale et littérature de jeunesse sont en effet au cœur d’une relation d’influence mutuelle, d’autant plus forte qu’elle met en jeu une triade ancienne et figée dans le monde occidental : enfant / littérature / animaux (Larrère, 2018, p. 318). Cette proximité initie des phénomènes nombreux et variés qui touchent autant à la dimension poétique de la littérature de jeunesse, qu’à son intrication complexe avec les aspirations pédagogiques et militantes. Les ouvrages destinés à la jeunesse, au contact des sujets animalistes, soulèvent et réactualisent en effet des considérations esthétiques, en explorant les manières d’écrire cette nouvelle animalité, y compris humaine. À travers la question de l’identification aux personnages et des valeurs portées par le texte (voir Jouve, 1991 et 2001), ces productions amènent aussi à s’interroger sur les rôles possibles de la littérature de jeunesse, et notamment sur la frontière entre sensibilisation et éducation, et entre engagement et dogmatisme. Pour cerner ces interactions, les outils et les concepts propres aux literary animal studies, et à leur pendant francophone, les études animales littéraires, et notamment la zoopoétique, s’avèrent être de précieux points de départ. Les notions de l’éthique animale permettent aussi d’éclairer le positionnement des œuvres. L’enjeu reste de les adapter et de les articuler avec les outils de la recherche en littérature de jeunesse, pour tenir compte des spécificités de ce champ, au premier rang desquelles figure son jeune public, la dynamique de prescription qui le régit, mais aussi sa grande variété de formes, ou encore la relation particulière à l’image.
Ainsi, en invitant à réinventer le rapport entre humains et non-humains tout en mobilisant la question de la transmission de valeurs, les ouvrages de jeunesse sensibles à la question animale constituent un sujet d’étude particulièrement intéressant pour apprécier les liens réciproques, complexes et protéiformes entre éthique et littérature. L’intersection entre littérature de jeunesse et question animale forge un terrain de recherche à la fois jeune, fertile, et profondément transdisciplinaire, dont les lignes et les outils sont en train de s’écrire.
Anaïs Perrin - doctorante, Configurations littéraires
[i] L’antispécisme, s’opposant au spécisme, appelle à une considération égalitaire des animaux humains et non-humains et dénonce les discriminations motivées par l’espèce des individus.
[ii] La sentience désigne la « faculté d’éprouver subjectivement » (Jeangène Vilmer, 2018, p. 7), mêlant les notions de sensibilité et de conscience.
[iii] L’Umwelt, concept développé par Jakob von Uexküll, désigne l’« environnement sensoriel spécifique qui détermine les dimensions dans lesquelles [chaque espèce] vit » (Alloun, 2020, p. 77).
[iv] Notre traduction : La littérature nous aide à imaginer des alternatives à la façon dont nous vivons avec les animaux, et les animaux nous aident à imaginer un nouveau rôle pour la littérature dans un monde où l’avenir des animaux est incertain.
[v] Notre traduction : La littérature a plus à dire sur notre relation aux animaux parce que dans la littérature, tout peut être dit, y compris les aspects de notre relation aux animaux que la science, l’économie et la politique préféreraient taire.
Bibliographie littéraire :
- Aubry, Florence. (2018). Titan noir. Rouergues.
- Bousquet, Charlotte. (2019). Veggie tendance Vegan. Rageot.
- Dedieu, Thierry. (2009). Zoo. Gallimard Jeunesse.
- Mourlevat, Jean-Claude, (2019). Jefferson. Gallimard Jeunesse.
- Panafieu de, Jean-Baptiste. (2016-2017). L’éveil. Gulfstream.
- Ochoa, Isy. (2019). Fritz. Rouergues.
- Servant, Stéphane. (2017). Sirius. Rouergue.
Bibliographie critique :
- Alloun, Mohamed-Sami. (2020). Éthocritique : une approche nouvelle : étude comparative de fables d’Ésope et de La Fontaine. Recherches en langue française, n°1 (2).
- Benert, Britta, Philippe, Clermont (éds.). (2011). Contre l’innocence : esthétique de l’engagement en littérature de jeunesse. Peter Lang.
- Bonnardel, Yves, Lepeltier, Thomas, Sigler, Pierre. (2018). La révolution antispéciste. Presses Universitaires de France.
- Burgat, Florence. (2019). États des lieux de la « question animale ». Enjeux théorico-pratiques. Revue philosophique de la France et de l’étranger,Animalités, n°44, p. 295-308. URL : https://www.cairn.info/revue-philosophique-2019-3-page-295.htm
- Chansigaud, Valérie. (2016). Enfant et nature : à travers trois siècles d’œuvres pour la jeunesse. Delachaux et Niestlé.
- Jeangène Vilmer, Jean-Baptiste. (2011/2018). L’éthique animale. Presses Universitaires de France.
- Jouve, Vincent. (2001). Poétique des valeurs. Presses Universitaires de France.
- Jouve, Vincent. (1992). Pour une analyse de l’effet-personnage. Littérature, Forme, difforme, informe, n°85, p. 103-111.
- Larrère, Catherine. (2018). Postface. Dans Prince N. et Thiltges S. (dirs.), Éco-graphies : écologie et littératures pour la jeunesse. Presses universitaires de Rennes.
- Milcent-Lawson, Sophie. (2020). Imaginaires zoolinguistiques : Des langues animales dans la fiction littéraire. Itinéraires. 2020‑2. URL : https://doi.org/10.4000/itineraires.8352
- Milcent-Lawson, Sophie. (2019). Un tournant animal dans la fiction française contemporaine ?. Pratiques, Le récit en question, p. 181-182. URL : http://journals.openedition.org/pratiques/5835
- Nières-Chevrel, Isabelle. (2009). Introduction à la littérature de jeunesse. Didier Jeunesse.
- Ortiz-Robles, Mario. (2016). Literature and animal studies. Routledge.
- Perrin, Anaïs. (2021). « Comme toi, je suis un animal ». Antispécisme et rapport égalitaire entre animaux humains et non humains dans l’album contemporain,[Mémoire de master, Université d’Artois]. DUMAS. URL : https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-03898664
- Prince, Nathalie. (2010/2021). La littérature de jeunesse. Armand Colin.
- Thiltges, Sébastian. (2018). Écocritique comparée des littératures pour la jeunesse. Dans Prince N. Thiltges. S. (dirs.), Éco-graphies : écologie et littératures pour la jeunesse. Presses universitaires de Rennes.
- Vidal-Naquet, Jacques. (2019), Éditorial. La revue des livres pour enfants, Métamorphoses de l’animal (308), 5.