Malgré son titre, La morale filosofia [consulter] n’est pas un traité de philosophie morale. Il s’agit d’un recueil de nouvelles. Son titre et sa forme interpellent : en quoi un recueil de nouvelles peut-il constituer une œuvre de philosophie morale ? Le contenu et le genre de cette œuvre étonnante proposent des pistes de réponse.
La Philosophie morale est une traduction d'un texte qui avait mystérieusement traversé le monde ancien et qui était entouré, encore au XVIe siècle, d'une aura de légende : le Pañcatantra, un recueil indien de nouvelles datant du IVe au VIe siècle après J.-C., traduit par la suite en « persan, arabe, hébreu, latin et espagnol », comme Doni l’indique dans sa note aux lecteurs. Doni a probablement eu accès à la traduction latine (par Giovanni de Capoue, Directorium humanae vitae) et en propose une réécriture italienne. Les nouvelles et les fables sont racontées par Sendebar, un ancien philosophe indien, qui s’entretien avec le roi Distes. Ce milieu courtisan qui, à la Renaissance, est le lieu propre à la conversation, mais aussi au dialogue philosophique et au divertissement, est détourné par l’arrivée d’autres narrateurs, dont un mulet, qui raconte à son tour des histoires. Parmi les nouvelles les plus connues, on trouve La Séparation des amis, où les intrigues des deux chacals Calila et Dimna sont racontées afin que le taureau et le lion, ministres du roi des animaux, rompent leur amitié ; La Manière de se faire des amis où sont exposés les avantages du choix judicieux des amitiés, à travers les fables d'une souris, d'un corbeau, d'une tortue, de colombes et de gazelles ; La Guerre et la paix des corbeaux et des hiboux qui décrit comment la guerre peut être gagnée par la tromperie et le manque de scrupules moraux ; La Perte de ce que l'on a acquis, où le singe réussit à se sauver des griffes d'un crocodile, qui l'a déjà entraîné dans l'eau pour le dévorer, en lui disant qu'il est attaché à un arbre sur la rive.
Il est impossible de tirer de ce recueil composite de nouvelles, de fables animalières et d’allégories une thèse morale. Mais chaque nouvelle expose au lecteur un cas éthique, et diverses possibilités pour le résoudre. Le cadre oriental déplace le débat dans un monde imaginaire et exotique, qui sert à dépayser le lecteur et rendre la réflexion à la fois plus abstraite et plus ludique : car le but du volume n’est pas d’enseigner la philosophie morale, mais d’amuser le lecteur en lui proposant des histoires qui peuvent aussi, s’il le souhaite, nourrir sa réflexion sur l’amitié, les relations de pouvoir, les stratégies politique. Le choix de Doni de situer son volume à la croisée entre philosophie et littérature est assez commun à la Renaissance. Nombreuses sont les miscellanées qui recueillent en un seul volume des exempla moraux, des facéties, des nouvelles, des fables, des allégories, les dits et les gestes des hommes de l’antiquité. Dans ces recueils, l’apprentissage moral n’est pas issu d’une argumentation philosophique ou de l’enseignement d’une norme, mais d’un parcours de lecture autonome, où chaque lecteur choisit quel texte lire, quel texte écarter, en fonction de son humeur et de sa situation présente. En effet, chaque nouvelle peut présenter une maxime ou un exemple qui entre en résonance avec les questionnements présents de chaque lecteur. C’est ainsi que Pedro Mejía appelle son recueil d’anecdotes et de maximes historiques une Silva de varia lección (1540) parce que les arbres qui le peuplent sont sans ordre ni règle (« porque en las selvas estan las plantas y arboles sin orden ni regla »)[1]. Son traducteur anglais, Thomas Fortescue, ajoute au paysage des oiseaux et des animaux (birdes, and beastes), parce que cette variété est plus apte à divertir et à éveiller le lecteur, qui peut ainsi se promener librement dans le texte et choisir le parcours qui convient le mieux à son caractère et à sa situation présente (« disportyng thee therein, some laune, some range, perchaunce maie please thy indifferent mynde, some walke or some thyng els, maie lende thee contentation »)[2]. La pédagogie du cas moral procède par proximité, par analogie et par inférence et laisse le lecteur autonome et libre de définir son parcours dans chaque recueil. Le contenu de vérité des nouvelles n’est pas le fruit de la déduction mais de l’accumulation : la multitude de cas narrés constitue une somme de savoir éthique, c’est-à-dire d’un savoir particulier et concret qui peut orienter la délibération morale.
Enrica Zanin - maîtresse de conférence en littérature comparée
[1] Pedro Mejía, Silva de varia leccíon (1540), Madrid, Sanchez, 1602, « Proemio » non paginé.
[2] Thomas Fortescue (trad.), The Foreste or Collection of Histories no Lesse Profitable, then Pleasant and Necessarie, Dooen out of Frenche into Englishe, Londres, [H. Wykes and] Jhon Kyngston, pour William Jones, 1571, « To the gentle reader », non paginé.