La majeure partie de cet ouvrage à deux voix est un manifeste, écrit par Isabelle Stengers, en faveur d’une slow science. Sur le modèle de l’opposition fast food/slow food, cette science « ralentie » viserait à contrer le développement des « sciences rapides », modèle qui se met en place dès le XIXe siècle – ainsi que l’autrice le montre à partir du cas de Justus von Liebig pour la chimie (p. 97-98) – mais qui prend une nouvelle ampleur de nos jours avec l’émergence d’une économie de la connaissance. La fast science, c’est celle qui met toute son énergie à publier dans des revues de rang A, mais aussi et surtout celle qui repousse les objections sociales, éthiques ou politiques venues de la société civile au motif qu’elle « n’a pas de temps à perdre avec ça » (p. 75).
Par conséquent, l’appel à une slow science ne se réduit pas à promouvoir une science consciencieuse ni un travail scientifique bien fait. Le ralentissement des sciences suppose avant toute chose de replacer la science au cœur d’une « intelligence publique ». Isabelle Stengers prolonge les arguments de Jean-Marc Lévy-Leblond (L’esprit de sel, 1984) qui préconise l’invention d’une « critique de la science », au même titre qu’il y a une critique de la littérature ou une critique d’art. Pour qu’une autre science soit possible, il faudrait ainsi encourager le développement d’un milieu d’amateurs éclairés ou de connaisseurs, capables de discuter les orientations et la pertinence des recherches scientifiques sans être eux-mêmes des « pairs » (p. 13). L’existence d’un tel milieu forcerait la science à se faire « en présence » des personnes concernées et de la société civile (p. 136). Cette critique éclairée des sciences est d’autant plus urgente à faire exister dans la sphère publique qu’en la délaissant, la société prend le risque de la laisser aux mains des complotistes et des obscurantistes qui s’appuient sur ces critiques parfois légitimes (des conflits d’intérêt de la science officielle, etc.) pour accréditer ensuite leurs propres thèses.
Même si Isabelle Stengers n’est pas la seule à lancer un tel appel, son essai se distingue par la lucidité avec laquelle il aborde les obstacles qui entraveront sa réalisation. En analysant finement l’idée de « vocation scientifique », la philosophe remarque par exemple que la plupart des étudiants et étudiantes en sciences expérimentales n’ont pas choisi cette voie par pure curiosité ou pour « découvrir les mystères de l’univers » mais à cause de l’image qu’ils se faisaient de la science, conçue comme la seule voie menant au vrai savoir (p. 16). On comprend dès lors leur [MS1] réticence à remettre en cause cette image de la science – fondement de leur vocation – ou simplement à prêter attention aux objections venues de la société civile sans les repousser comme autant d’« opinions ». L’article de William James, « La Poulpe et le doctorat », présenté par Thierry Drumm à la fin de l’ouvrage, souligne d’autres obstacles allant dans ce sens en questionnant l’attachement aux diplômes dans les carrières scientifiques.
Le manifeste aboutit enfin à une réflexion politique plus large où Isabelle Stengers montre que ce ralentissement des sciences devrait avoir pour corollaire un ralentissement de la politique, permettant de mettre en place une « cosmopolitique », c’est-à-dire une politique fondée sur la consultation, intégrant les conflits sur les valeurs et la perspective des non-humains. Seule cette cosmopolitique permettrait d’apporter une réponse au défi écologique global auquel nos sociétés sont confrontées, et qu’Isabelle Stengers nomme « Gaïa » afin de signaler par là l’« irruption d’une nouvelle forme de transcendance » (p. 114).
Cet ouvrage propose donc des pistes de réflexions utiles pour questionner le statut social de la science et la façon dont la distinction opinion/science peut déboucher sur des abus d’autorité ou sur l’exclusion de préoccupations éthiques, politiques ou sociales pourtant pertinentes. Seul regret à la lecture, il est dommage que ce livre, qui plaide pour ralentir la course aux publications au profit d’un travail bien fait, s’apparente finalement à une compilation de communications juxtaposées sans véritable effort d’harmonisation (l’exemple de la « poule aux œufs d’or » étant par exemple réexpliqué dans chaque chapitre). Ce manifeste en faveur du ralentissement et même de la « désexcellence des universités » (p. 85) reste néanmoins on ne peut plus salutaire à une époque où la connaissance se laisse de plus en plus dicter son rythme par l’économie.
Lucien Derainne – Configurations littéraires