Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive

Paris, La Découverte, 2014 ; Alienation and Acceleration. Towards a Critical Theory of Late-Modern Temporality, Aarhus, Nordisk Sommeruniversitet NSU Press, 2010.

Le philosophe allemand Hartmut Rosa, dont les travaux s’inscrivent dans le sillage de l’École de Francfort, pose deux questions éthiques cruciales : Qu’est-ce qu’une vie bonne ? Et pourquoi la nôtre ne l’est pas ? Ses arguments se fondent sur l’hypothèse qu’une réponse à ces questions peut être trouvée à partir de l’examen des structures temporelles de la vie contemporaine.

Rosa commence par la « pars destruens », la partie négative de sa question : notre vie n’est pas bonne, maintient-il, car depuis la révolution industrielle, et de plus en plus au fil des siècles et des dernières décennies, nous sommes assujettis à une accélération constante. Il théorise trois types d’accélération : l’accélération technologique, l’accélération des changements sociaux et l’accélération des rythmes de vie.

Que les rythmes de vie aient subi un procès d’accélération est en apparence contre-intuitif : l’on s’attendrait à ce qu’au moment où le progrès technologique nous permet d’économiser du temps, nous puissions disposer de plus de temps pour nos activités créatives, sociales, relationnelles. Au contraire, aujourd’hui les individus font l’expérience d’un manque de temps constant et croissant, qui les accable de plus en plus. Le résultat de l’accélération a été l’aliénation : nous vivons aujourd’hui de manière de plus en plus inauthentique, nous sommes de moins en moins les maîtres de nos vies.

C’est à ce stade de l’analyse que Rosa appuie sur la dimension éthique de son propos. Il insiste sur la dynamique de transparence et secret que cache le régime temporel contemporain : aujourd’hui, les individus semblent particulièrement libres et peu contraints par des règles et des sanctions éthiques (telles que, par exemple, celles qui étaient imposées autrefois par la religion). En réalité, le régime temporel invisible et dépolitisé régit nos vies de manière très contraignante.

Dans les pages conclusives de son livre, Rosa aborde ensuite la « pars construens » de sa problématique, la partie positive. Est-il encore possible aujourd’hui de trouver des espaces d’expérience authentique, des moments de vie non aliénés ? Le philosophe suggère une réponse possible, à trouver dans la notion de « résonance » (à laquelle il a d’ailleurs ensuite, en 2016, consacré un ouvrage entier, paru en France en 2018 avec le titre Résonance : une sociologie de la relation au monde) : si le monde, aujourd’hui, nous parait silencieux et hostile, nous devons trouver des manières de renouer nos relations avec les autres ainsi qu’avec la réalité qui nous entoure.

Nicole Siri - Configurations littéraires