Le monde des « psys » fait grand usage des « vignettes cliniques » et autres « récits de cas ». Reprenant des développements déjà proposés dans un ouvrage antérieur (Guy Le Gaufey, Le pastout de Lacan : consistance logique, conséquences cliniques, Paris, EPEL, juin 2006) et appuyés sur la logique des propositions, l’auteur critique ces récits cliniques au motif qu’ils ne servent en général qu’à faire valoir l’habileté clinique et les convictions nosographiques de l’auteur, ou illustrer la validité d’un élément théorique qui prend alors l’allure d’une thèse vérifiée une fois de plus. Sauf rares exceptions, le cas présenté ne vient en effet pas faire objection à la théorie. Par contraste, dans l’emploi le plus courant de la particulière affirmative, dire qu’une chose est vraie de quelques-uns (voire de quelqu’un) laisse entendre que ce n’est pas vrai de tous. Dans la vignette clinique, on suppose par contre que la vérité générale implique la vérité particulière : la particulière, dite alors minimale, ne fait que confirmer la théorie, alors que la vérité de la particulière maximale (emploi usuel) falsifie l’universelle correspondante. Il en résulte deux modalités distinctes du rapport entre le savoir (la doctrine, la science, la théorie) et l’expérience concrète (la pratique) que ce savoir encadre. En tant qu’illustrations positives, les vignettes cliniques ont au mieux une valeur pédagogique.
L’autre reproche que Le Gaufey adressait aux vignettes, et qu’il reprend également dans ce nouvel ouvrage, tient à la linéarité du récit de cas : les règles et les formes de la narrativité gomment les chicanes du transfert. Les cas relatés dans les vignettes obéissent au régime sans aspérité de la narration, et n’ont que peu de rapport avec la pratique elle-même.
Par touches successives et brèves, qui s’enchaînent au fil de la démonstration, Guy Le Gaufey pose des jalons pour l’épistémologie clinique, en empruntant quand il le faut des références à d’autres domaines que celui de la psychanalyse.
Ainsi, l’illustration pose la question du référent et de l’objectivité. Et nous voilà, lecteurs, en compagnie de Daston et Galison, deux épistémologues qui ont proposé une histoire raisonnée de la notion d’objectivité dans les sciences et les techniques et de ses différents stades, culminant dans la notion de jugement qualifié (trained judgment) qui renvoie au sens clinique. Nous passons du côté de Michel Foucault et du regard clinique qui a besoin d’un tiers, pour retrouver le « défaut constitutif » d’une clinique analytique, qui ne souffre aucun tiers selon le verdict freudien. La solution des cas fictifs n’en est pas une, car le référent est postulé bien qu’il soit notablement absent.
Quittant un moment la sémiotique, Le Gaufey porte alors ses réflexions critiques sur des questions qui ne cessent d’être discutées dans les groupes d’analystes (le contrôle, la fin de l’analyse, le passage du divan au fauteuil) avant de resserrer l’interrogation qui ne cessait d’affleurer : « Comment une supposée intimité subjective (dont la pratique analytique serait le terrain d’élection) peut-elle atteindre à l’objet de savoir, et même de science ? » (p. 62). C’est, portée à un certain maximum du fait de la spécificité du champ étudié, la question de bien des pratiques cliniques : comment faire cas d’une situation particulière ? Que peut-on en « tirer » ?
Le Gaufey revient alors sur les analyses produites par Hintikka sur le Cogito cartésien, et son emploi crucial d’une citation tirée des Réponses aux secondes objections de Descartes, lequel affirme que la certitude (privée) du Cogito (affirmation particulière) pointe vers l’universel, « car c’est le propre de notre esprit de former les propositions générales de la connaissance des particulières ». On peut revenir alors au carré logique des propositions et au jugement qualifié de Daston : l’objectivité résulte d’une opération de ré-inscription de l’élément (dont l’existence est évidente) à l’ensemble auquel il prétend appartenir, au vu et au su d’un public (p. 75). On se heurte alors aux questions du témoignage, et de l’assentiment du public. Pour y répondre, Le Gaufey mobilise notamment Pasteur (et le recours nécessaire au public), Peirce (et les méthodes pour fixer les croyances) et l’historien des sciences Holton (et les themata des scientifiques, leurs préjugés) à côté du mathématicien Hilbert pour suggérer une « bizarre constellation » où sont rapprochés themata, axiome et fantasme (dans sa version lacanienne) dans leur rôle de soutien de la consistance du savoir que l’on tient pour vrai, sans garantie référentielle pour autant. Autrement dit, comment se tirer d’affaire quand autant de contraintes formelles pèsent sur la possibilité de « faire cas » ?
Sur ce chemin, pas de happy end ! Plus on cherche à décrire la singularité du cas, et plus on s’éloigne de tout savoir communicable. Or, la fabrique du cas nécessite un tiers : quadrature du cercle, bien exemplifiée par la situation analytique. Le lecteur sera donc très surpris de voir le livre s’achever sur un cas !
Avouons-le, le chemin que parcourt cet essai est souvent escarpé. Le lecteur en panne se tournera avec profit vers les ouvrages antérieurs de Le Gaufey, où certains problèmes logiques et épistémologiques sont plus patiemment déployés. Pour un public qui ne serait pas familier de la psychanalyse, certains passages resteront obscurs. Mais ils permettent néanmoins, insérés dans l’ensemble, d’approfondir d’une manière tout à fait inédite la problématique de l’élaboration du cas : or, la réflexion sur la place du cas est à l’agenda de nombreuses disciplines comme le droit, l’histoire, la morale, ou encore la médecine (cf. l’ouvrage collectif Penser par cas, sous la direction de Jean-Claude Passeron et Jacques Revel, paru en 2005). À cet égard, il faut saluer l’effort minutieux de Guy Le Gaufey pour ébranler quelques certitudes trop faciles.
Jean-Christophe Weber, Chef de service hospitalier, Membre du comité exécutif de l'iti LETHICA
Responsable du master Ethique (CEERE)