Guillaume Lachenal, Céline Lefève, Vinh-Kim Nguyen (dir.), La médecine du tri. Histoire, éthique, anthropologie

Cahiers du Centre Georges Canguilhem, no. 6, éd. PUF, Paris, 2014.

Rédigé sous la direction de Guillaume Lachenal, Céline Lefève et Vinh-Kim Nguyen, ce cahier propose une réflexion stimulante sur le triage en médecine au fil de quatorze contributions. À travers des approches variées offertes par différents auteurs – des médecins, des historiens, des anthropologues ainsi que des littéraires et des philosophes – l’ouvrage parvient à rendre compte de la variété et de la multiplicité des enjeux liés aux procédures de sélection et/ou de priorisation dans le domaine sanitaire. Les directeurs de l’ouvrage qualifient d’emblée le triage de « routine d’exception » (p. 1), soulignant le caractère perturbant de cet acte à la fois indispensable mais insupportable, qui confronte le médecin « trieur » à une grande tension éthique : sauver certaines vies implique en effet d’en sacrifier d’autres. Or, si le revers évident de la sélection est l’exclusion, au sein de la pratique du triage se cache aussi une « possibilité émancipatrice » : la promesse d’une « décision médicale rationnelle et égalitaire, affranchie des déterminations sociales de la valeur différentielle des vies – en commençant par les hiérarchies de race et de classe » (p. 3-4).

L’ouvrage s’organise en quatre parties : « Généalogies » (p. 27-77), « Les théâtres du triage : médecine humanitaire, catastrophes et pandémies » (p. 79-157), « Les sujets du tri : logiques médicales et sociales » (p. 159-237), « Triage et éthique dans les pratiques cliniques contemporaines » (p. 239-298). Cette structure donne à voir les perspectives autour desquelles le discours se développe. D’une part, en parcourant un laps de temps qui va du XIXe siècle au XXIe siècle, l’ouvrage rend compte du contexte et des évolutions historiques de la notion du triage. D’autre part, en se plaçant au plus près de ses différentes pratiques, le volume montre comment les enjeux, les critères et les modalités du tri médical changent selon les contextes : des théâtres différents engendrent dès lors des questionnements spécifiques. Il en résulte un ouvrage présentant une théorie et une critique du triage en médecine à travers l’étude de cas-exemples donnant ainsi « l’occasion de mettre en récit et en débat la pratique médicale, ordinaire ou exceptionnelle, et les choix implicites et explicites sur lesquels elle se fonde » (p. 12).

La première grande distinction se fait entre un triage ordinaire ou « banal », pour le dire avec Frédérique Leichter-Flack (p. 69), et un triage de catastrophe. Si les deux sont régis par un critère d’efficience, ils semblent répondre toutefois à des logiques opposées. Là où le premier laisse patienter ceux qui le peuvent pour donner la priorité aux plus gravement blessés, le deuxième fait l’inverse : il traite ceux qui ont une chance plus grande de survie. Les différentes contributions parviennent à rendre compte de ces deux situations à travers la présentation de cas d’étude : listes d’attente de greffes, triages routiniers dans les salles d’urgences, distribution de traitements contre le cancer, répartitions de vaccins, situations de guerre ou de catastrophe (environnementale ou sanitaire).

Le lecteur parcourt et constate les différentes facettes qui peuvent exister au sein d’une même discipline – la médecine – par rapport à une même pratique – celle de l’allocation de ressources limitées. Des situations d’urgences sanitaires sont retracées : le séisme en Haïti, la guerre de Bosnie-Herzégovine, le génocide au Rwanda ou le cas d’une famine en Ouganda au début des années 1980. Ce dernier exemple nous semble particulièrement intéressant car il montre à quel point les critères de triage dépendent de valeurs socio-culturelles. L’auteur, Peter Redfield, explique que l’organisation humanitaire Médecins Sans Frontières (MSF), face à une pénurie d’approvisionnement de nourriture, avait ciblé en priorité les enfants en bas âge et les femmes enceintes. Toutefois, les opérateurs s’étaient rapidement rendu compte que la nourriture était détournée vers les anciens des villages, qui, au sein de la population, constituaient le groupe à protéger pour des raisons de « cohésion de la société, autorité sociale, et normes sociales décentes » (p. 96-98).

À côté de ces contextes extraordinaires, d’autres réalités relevant des politiques publiques de santé sont aussi traitées. C’est le cas de la prise en charge des personnes sans domicile fixe, de la prescription de médicaments de substitutions aux opiacés de la part de médecins généralistes, de l’accès aux soins des sans-papiers en France ou encore, de la possibilité d’accéder à la procréation médicalement assistée en Afrique du Sud. Sans entrer dans le détail de tous les cas susmentionnés, soulignons que l’ensemble des contributions parvient à rendre compte des logiques médicales, économiques et sociales sous-jacentes à la pratique de triage. De plus, grâce à la présence d’entretiens et d’observations ethnographiques, de nombreux articles affichent le fardeau émotionnel du choix (du point de vue des soignants) tout en donnant la parole aux sujets-patients.

Nombreuses sont ainsi les tensions éthiques du triage dans le domaine médical : chaque approche – qu’elle soit utilitariste, égalitariste ou prioritariste – comporte des avantages et des inconvénients puisque finalement, « aucune d’entre elles n’est en effet éthiquement satisfaisante » (p. 293). Reste néanmoins l’impératif de continuer à mener une réflexion collective pour limiter, dans la marge du possible, l’application de choix arbitraires en faveur toujours d’une attention portée sur les personnes triées et de la recherche d’une éthique du soin. En effet, en mettant en avant la relation de soin et la nécessité de s’interroger sur les protocoles de triage, l’ouvrage invite finalement à faire cas.

Enfin, nous reportons les trois pistes de réflexions ouvertes par les directeurs de ce riche travail : 1) « le tri “juste” est irréalisable » ; 2) « la médecine du tri constitue une routine d’exception en constante tension avec la vocation universalisante de la médecine moderne » ; 3) « les éthiques du triage partent du fait, c’est-à-dire[...] de la position de valeurs selon laquelle les ressources dévolues à la santé sont limitées voire se raréfient » (p. 23-24). Cette dernière piste, il nous semble, est la plus intéressante car en questionnant les causes ultimes de la rareté des ressources, elle pousse à s’interroger sur les choix « économiques et politiques » conduisant aux dites pénuries. Pour le dire avec Tom Koch, à la suite d’un naufrage, la question à se poser n’est pas tant qui aurait dû passer en priorité mais plutôt, « pourquoi les canots de sauvetage étaient en nombre insuffisant » (p. 25).

Francesca Cassinadri - Configurations littéraires