Cet essai part du constat que les courants populistes qui fleurissent aujourd’hui dans les démocraties exploitent une série de contradictions logiques. Ils promeuvent à la fois une défiance envers l’État et une identification à la figure du dirigeant. Ils prétendent défendre les plus précaires mais privilégient dans les faits les élites néolibérales. Enfin, les populismes ont réussi à disqualifier la gauche, en accusant paradoxalement tous les courants critiques d’appartenir au « système ». Face à cette apparente absurdité, l’ouvrage refuse de céder au « désenchantement » pour privilégier plutôt « la clairvoyance » (p. 330-331).
Eva Illouz propose d’analyser les tendances populistes grâce au concept d’« idéologie faussée » (p. 13). Idéologie « faussée » et non pas « fausse » : le populisme prend appui sur une véritable expérience sociale et sur un malaise réel, mais en faussant cette expérience, il pousse ses partisans à prendre des postures qui vont à l’encontre de leur propre intérêt. Pour la sociologue, seules les émotions sont assez fortes pour motiver de telles actions contradictoires, à l’image du ressentiment sous l’effet duquel une partie de la population peut vouloir exercer une vengeance sociale, y compris au détriment de son propre bien-être.
Ces émotions, Eva Illouz propose de les modéliser sous la forme d’une « structure de sentiment » (p. 16) suivant un concept qu’elle emprunte à Raymond Williams. L’émotion, d’abord affect précognitif provoqué par une expérience sociale réelle, ne prend sens qu’une fois interprétée au moyen des discours et des imaginaires disponibles. Or le populisme ne cesse justement de produire des « narratifs » et des trames, relayés par les dirigeants et certains médias, lesquels finissent par donner un sens et une direction à cet affect. « Le populisme est une manière (souvent efficace) de recoder un malaise social » (p. 24), résume la sociologue. L’intérêt de ce cadre conceptuel est qu’il rend compte avec finesse de l’historicité des émotions, dont la signification sociale, toujours mouvante, résulte d’une lutte entre différents pouvoirs qui cherchent à agir sur sa « directionnalité » (p. 178, p. 182).
Après une introduction qui expose ce cadre théorique, Eva Illouz se penche sur le cas de la démocratie israélienne, habitée selon elle par quatre émotions qui constitueront les quatre chapitres de l’ouvrage : la peur, le dégoût, le ressentiment et l’amour de la patrie. À ce premier niveau, Les émotions contre la démocratie peut donc se lire comme une analyse des stratégies émotionnelles menées par le Likoud de Benyamin Netanyahou : l’assimilation progressive des populations arabes puis de la gauche à la figure du nazi, l’identification de la nation israélienne à la religion juive (qui n’empêche pas Netanyahou de nouer dans le même temps des relations avec des populistes antisémites comme Donald Trump), etc. Le livre déconstruit plus largement les discours émanant de la droite nationaliste israélienne dans sa variété, du Kach au Lehava en passant par le Shas ou l’Im Tirtzu.
À un second niveau de lecture, l’essai utilise le cas d’Israël pour parler plus généralement de la dérive populiste des démocraties à une échelle mondiale. La représentativité d’Israël, discutée p. 26-30, se révèle plus ou moins convaincante selon les thèmes abordés. Le chapitre sur la peur, qui réfléchit à la « sécurisation profonde » (p. 53) de la société, permettant aux dirigeants de justifier des mesures illibérales sous couvert d’un état d’urgence permanent trouve facilement des échos. De même, la magnifique analyse de l’usage de la victimisation par les dirigeants populistes, exposée dans le chapitre sur le ressentiment (p. 186-212), s’applique admirablement à des cas comme celui de Donald Trump. Eva Illouz montre que le ressentiment ne va pas seulement « de bas en haut » mais qu’il est manipulé par certaines élites auxquelles s’identifient des populations défavorisées. En revanche, le chapitre sur le dégoût s’avère moins convaincant. L’argument défendu, selon lequel la division pur/impur, instaurée par la religion, serait récupérée par le racisme semble peu éclairant pour comprendre un populisme comme celui qui se développe en France (ainsi que le reconnaît d’ailleurs la sociologue elle-même p. 138). Les extraits d’entretiens et les citations tirées d’internet, instructives dans le reste de l’ouvrage, tendent d’ailleurs dans ce deuxième chapitre au manichéisme (voir p. 110).
L’ouvrage se conclut par un appel à redéfinir les « émotions de la société décente ». Contrairement à Martha Nussbaum qui, dans Les émotions démocratiques, défendait le rôle de l’amour et de la compassion pour refonder le lien social, Eva Illouz inclut l’amour parmi les quatre émotions anti-démocratiques qu’elle déconstruit. La conclusion fait plutôt l’éloge d’une forme renouvelée de fraternité, expurgée de la métaphore familiale critiquée dans le quatrième chapitre, mais rattachée à l’universalisme. Ces perspectives finales, un peu vagues, valent surtout par les analyses qui précèdent et dont l’éclairage aide à saisir les évolutions politiques actuelles.