« J’ai voulu mieux comprendre la nature et la portée des témoignages consacrés au travail : ces livres sont de plus en plus nombreux, comme si la « mort du travail », c’est-à-dire aussi bien le chômage de masse généré par notre système économique, la disparition d’une certaine relation aux métiers traditionnels que l’anéantissement de ce qui faisait sens pour de nombreux travailleurs dans tous les domaines d’activité, avait paradoxalement induit une abondance de témoignages écrits », constate Corinne Grenouillet en introduction d’Usines en textes, écritures au travail. De là est né son désir de rendre compte d’une évolution de l’écriture du travail qui s’est déployée parallèlement à la transformation progressive et continue des conditions d’existence des prolétaires.
Se souciant de l’aspect sociologique de ces témoignages, l’autrice souligne d’ailleurs que ces textes peuvent être perçus comme des « documents », attestant de la condition des travailleurs ; mais elle ne leur refuse pas pour autant une stature de « monument », en les envisageant, pour eux-mêmes, dans une analyse purement littéraire. Elle détaille ainsi les divers styles, genres et sous-genres ayant vu le jour au fil du temps, tout en interrogeant les modifications de la parole des prolétaires. Si elle part de l’écriture ouvrière, Corinne Grenouillet s’intéresse également aux témoignages de « précaires », dans les secteurs du tertiaire, de la restauration ou encore de la grande distribution. Selon elle, l’écriture du travail permet un regard distancié et analytique et ces auteurs peuvent ainsi devenir les porte-parole d’une classe et d’une condition partagée. Ainsi, le témoignage individuel contribue à alimenter un témoignage collectif voire militant.
Plusieurs chapitres questionnent la légitimité de la prise de parole : faut-il être ouvrier ou précaire pour témoigner des conditions du monde du travail ? L’autrice souligne que ces prolétaires sont bien souvent exclus du champ littéraire, et ne disposent pas toujours de la formation ou des ressources d’expression nécessaires à l’écriture. En outre, il semble difficile de prendre la plume lorsque l’on est soumis à des conditions de travail difficiles. L’autrice interroge aussi les questions déontologiques que soulèvent les écrits de journalistes d’immersion ou encore la légitimité d’une prise de parole venant d’écrivains professionnels ayant interrogé des ouvriers sur des zones sinistrées, tel Jean-Pierre Ostende dans Le Pré de Buffalo Bill : mémoire collective de cheminots des ateliers du Prado, en mettant en exergue le risque que ces « écrivains-enquêteurs » ne parviennent pas à s’effacer face à la parole des concernés.
L’autrice établit également une synthèse des topoï des témoignages du travail, en soulignant les transformations de l’horizon d’attente des lecteurs face aux modifications du travail en lui-même. Si les descriptions des conditions difficiles – notamment via les représentations du corps abîmé et de la fatigue extrême –, les grèves, les accidents du travail, l’ennui, la lassitude, les conflits avec la hiérarchie ou encore la mise en cause de la société de consommation demeurent des thèmes récurrents de la littérature du travail ; elle observe toutefois que l’intérêt du roman s’est aujourd’hui déplacé de l’usine à l’entreprise, en lien notamment avec l’émergence du néomanagement, avec pour résultante l’apparition du roman d’entreprise. L’évolution récente du travail industriel et la tertiarisation progressive modifient les topoï. La « dureté » est ainsi aujourd'hui remplacée par le « stress » ; et l’automatisation et la robotisation tendent « à dépouiller le travail de tout sens […] pour celui qui l’exécute. La représentation en est affectée, rendue souvent difficile. » (p. 141). Les descriptions des « plans sociaux », des usines désaffectées et des friches industrielles sont également de nouveaux topoï, incontournables de la littérature récente sur le travail, tout comme la novlangue managériale et ses euphémismes propres au néo-capitalisme.
L’autrice démontre aussi que les écrits sur le travail s’apparentent souvent davantage à une écriture journalistique ou militante qu’à une écriture littéraire, le style utilisé relevant couramment d’une écriture neutre, où sont absents les effets figuratifs, les images ou les métaphores. En outre, le registre du commentaire et du « langage syndical » prend souvent le dessus sur la fiction littéraire. Cependant, ces textes manifestent tous une certaine conscientisation de la forme, leurs auteurs demeurant soucieux de leur composition ou maniant l’humour. Corinne Grenouillet relève d’ailleurs que « la description de l’activité laborieuse proprement dite s’appuie sur des modèles textuels éprouvés et produit souvent des effets littéraires » (p. 186). Nombre d’auteurs optent par exemple pour la forme courte, fragmentaire, comme le journal ou la nouvelle, avec pour effet de « jeter un éclairage violent sur tel ou tel aspect de la vie industrielle, de rendre saillants un portrait, un épisode ou un aspect de la condition ouvrière » (p. 192). Est également questionnée l’existence d’un « style ouvrier », à travers une réflexion sur la sociologie des styles littéraires, qui observe notamment la persistance du « style plat » dans les écrits du travail, mais également celle du langage familier, proche de la langue orale des travailleurs, dans une visée potentiellement ou volontairement politique, par opposition au langage policé de l’écriture littéraire dominante.
Avec Usines en textes, Corinne Grenouillet souligne les transformations des écrits sur le travail, qui s’opèrent en parallèle des transformations du travail en tant que telles. Elle rend visible à son tour des témoignages restés en marge et offre à ces témoins de la condition ouvrière ou salariée une place littéraire, en reconsidérant la littérarité de leur production. Elle conclut ainsi : « Même le plus faible (littérairement parlant) de ces témoignages nous retient, sollicite notre adhésion et bien souvent notre émotion, simplement parce que quelqu’un a vu, a jugé, et nous dit ce qu’est le travail pour lui ; ou alors ce que le travail était, pour lui (ou elle). Car bien sûr, ce qui frappe aussi, c’est la manière dont ces témoins rendent compte de leurs peurs et/ou de la perte du travail : les usines saignent et se vident de leur substance, il ne reste parfois d’elles que de grandes cathédrales vides envahies par les herbes » (p. 237).
Luna Paillargues, deuxième année de master, université de Strasbourg