En se penchant sur l’évolution des sociétés occidentales au cours de la seconde moitié du XXe siècle (et en particulier dans les années 1980), le philosophe canadien Charles Taylor étudie le phénomène par lequel une communauté réclame aux institutions la reconnaissance de sa différence par rapport aux autres membres d’un pays ou d’une région. Au long de son pamphlet, publié en 1994 et rapidement devenu l’un des textes centraux dans le débat, l’auteur s’interroge sur la demande de reconnaissance adressée aux gouvernements de la part de sujets ou de groupes ayant souffert de la domination sociale et politique de ces mêmes gouvernements. Le multiculturalisme, que Taylor affirme soutenir, ainsi que son essor dans un contexte marqué par l’essor d’une culture de l’individu, soulève en effet une série de questions concernant le sens même du terme reconnaissance et sur son application concrète dans des états démocratiques. Ceux-ci se trouvent plus que jamais amenés à choisir entre une politique libérale ou « d’égale dignité » (p. 21) : autrement dit, ils prônent l’égalité stricte entre les citoyens sans prendre en compte la singularité de chacun. En même temps, ces états opèrent une « politique de la différence » (ibid.), reconnaissant et valorisant l’unicité de chaque culture, groupe ou individu. Si la première forme de politique finit souvent par obliger les minorités à se conformer au système dominant, la deuxième risque d’enlever à l’état son rôle régulateur et d’encourager l’essor de conflits identitaires. Lorsque nous reconnaissons quelqu’un, précise Taylor, nous ne pouvons que lui accorder une valeur et une place spécifiques au sein de la société : or le risque dans cette démarche réside dans le fait que la redistribution de ces valeurs et de ces places engendre des nouvelles formes d’inégalité.
Pour mieux comprendre la nature des inégalités contemporaines, l’auteur se propose de remonter aux sources du problème pour identifier quels changements dans notre idée de subjectivité ont conduit au conflit identitaire. Le premier changement concerne l’affaiblissement des hiérarchies sociales qui étaient fondées, jusqu’au XVIIIe siècle, sur la notion d’honneur : l’idée que certains individus valent plus que d’autres dépendait de caractéristiques ou d’actions les distinguant du commun des mortels. En opposition à la notion d’honneur, remarque Taylor, à la fin de l’époque moderne se développe progressivement la notion de dignité : qualité la plus essentiellement propre à l’homme, la dignité est de moins en moins conçue en termes aristocratiques (la supériorité d’un individu qui s’affirme par un acte de courage ou de force), et de plus en plus en termes universalistes et égalitaires (le respect profond des autres en tant que pairs).
La prémisse sous-jacente à un tel changement consiste dans l’inclusion, au sein même de la notion de dignité, de la totalité des valeurs qui composent la démocratie. Un deuxième changement, que le philosophe situe à la fin du XVIIIe siècle et qui est caractérisé par une nouvelle conception de l’identité, reconfigure ultérieurement le rapport entre particulier et universel. C’est l’essor de l’idéal d’« authenticité », notion qui voit le jour en parallèle avec celle de l’idée selon laquelle les êtres humains seraient dotés du sentiment intuitif de ce qui est bien et mal. « Le point de départ original de cette doctrine », précise-t-il, « était de lutter contre une vision rivale selon laquelle connaître le bien et le mal relevait du calcul des conséquences, en particulier celles liées à la récompense et à la punition divines » (p. 28). Penser que la distinction entre le bien et le mal n’est pas une question de calcul aride, mais une intuition ancrée dans nos sentiments, marque un tournant crucial dans notre façon d’appréhender le monde et les autres. « La moralité possède, en un sens, une voix intérieure. La notion d’authenticité découle d’un déplacement de l’accent moral dans cette idée » (ibid.). Largement étudié dans son livre le plus connu, Les Sources du moi (Sources of the Self, 1989), Taylor avance que le paradigme de l’authenticité en tant que véritable révolution morale a lui aussi été soumis à des profondes modifications. Jean-Jacques Rousseau joue le rôle de pivot dans ce sens, car il est le père d’une série de philosophies de l’exploration de soi qui font de la quête de l’authenticité le socle de leurs argumentations, mais aussi le levier d’un engagement concret. Dans son œuvre, le jugement moral ne se réfère plus à une entité transcendante, mais à une source intérieure qui s’exprime dans le dialogue du sujet avec soi-même.
Et pourtant, c’est dans cette même théorie que se trouvent les bases du conflit que constate Taylor à l’époque contemporaine. L’auto-détermination prônée par Rousseau conduit à une « tyrannie homogénéisante » (p. 36) qui défait les liens sociaux au profit de la réalisation personnelle, et d’une société réduite à un ensemble d’atomes désagrégés. C’est ce que Taylor nomme le paradigme « expressiviste », qui dominera à l’époque romantique et qui, avec Hegel, entraînera des revendications réactionnaires contre l’égalité et la démocratie que l’idéal rousseauiste se devaient en principe de défendre. L’argument de fond de ces revendications repose, selon Taylor, sur l’idée que la reconnaissance forge l’identité. « Les groupes dominants ont tendance à renforcer leur hégémonie en inculquant une image d’infériorité chez les subordonnés. La lutte pour la liberté et l’égalité doit donc passer par une révision de ces images. Les programmes multiculturels sont destinés à contribuer à ce processus de révision » (p. 66). Si les sociétés actuelles se tournent vers le multiculturalisme, c’est qu’elles sont devenues également plus ouvertes à accueillir en leur sein des minorités dont les fondements culturels sont en conflit avec ceux de la société au sein de laquelle ils se trouve. Le besoin de reconnaître cette diversité devient dès lors essentiel au maintien de l’équilibre entre les différentes communautés.
Matilde Manara - Configurations littéraires