André Markowicz, Et si l'Ukraine libérait la Russie ?

Paris, Le Seuil, coll. « Libelle », juin 2022

André Markowicz, Et si l’Ukraine libérait la Russie ?, Paris, Le Seuil, coll. « Libelle », juin 2022

De l’aveu même de l’auteur, la question qui sert de titre à l’essai d’André Markowicz contient une bonne de dose de provocation : rédigé quelques semaines après le déclenchement d’un conflit meurtrier, à l’heure où l’on découvrait les premiers crimes de masse commis à Boutcha ou à Borodianka et où l’armée russe, qui a depuis marqué le pas, semblait ne devoir faire qu’une bouchée des Ukrainiens, troupes et populations civiles comprises, le texte inverse le rapport de force alors en cours pour imaginer la révolte d’une société russe qui dirait enfin non. La guerre en Ukraine, rêve Markowicz, pourrait ainsi engendrer un sursaut moral qui pousserait les Russes à secouer le joug toujours plus autoritaire du régime. Et qui pour les y encourager ? La littérature russe elle-même. On comprend très bien que Markowicz, traducteur célébré des œuvres complètes de Dostoïevski ou du théâtre de Tchékhov, devenu au fil de ses chroniques sur Facebook, dont certaines sont reprises dans l’ouvrage, le défenseur le plus ardent d’une lecture humaniste des classiques russes, mise sur elle. Mais pour sincère, enthousiaste et informé qu’il soit, son plaidoyer verse néanmoins dans une célébration parfois problématique du pouvoir éthique de la littérature en situation de conflit – un pouvoir que la situation actuelle semble engager à considérer avec moins d’optimisme et plus de distance que l’auteur.

Quand Markowicz voit défiler les images tragiques du conflit sur un écran de télévision, c’est d’abord à La Cerisaie (1904) qu’il pense : dans la pièce testamentaire de Tchékhov, le splendide domaine de Lioubov Ranevskaïa, ce petit paradis sur terre percuté par une modernité rapace, se trouve quelque part en Ukraine, en plein dans les territoires en train d’être ravagés par les tanks et les bombes. Or pour l’écrivain et critique, cette cerisaie est surtout l’un des terrains où se joue la grande mythologie de la littérature russe, dont, selon lui, les écrivains n’ont de cesse de mettre en scène, avec l’espoir ténu de la contrer, une folie dévastatrice qui s’acharne contre les vies ordinaires : Tchékhov, qui faisait de sa vie « une lutte contre le mensonge et la violence », et son précieux jardin de cerisiers deviennent ainsi les figures tutélaires de cette esthétique où la fragilité des choses et des gens devraient, dans l’idéal, délivrer du mal, et en particulier de la violence caractéristique de la société et de l’histoire russes.

S’en suit une brève histoire de la littérature, comme le dit Markowicz, « de hache en hache » (p. 19) : ce dernier convoque une série de scènes célèbres où les grands auteurs du canon manifestent leur attention et leur compassion envers les destins brisés en situation de violence extrême. Il y a la hache de Raskolnikov, instrument qui devait permettre la réalisation des calculs géniaux de l’homme supérieur, et qui agit en réalité comme le signe de leur échec programmé — les bagnards enfermés avec le héros de Crime et châtiment (1866) s’étonneront de voir que l’étudiant aristocrate a utilisé leur arme à eux, une arme de paysan, pour son crime qui ne pouvait que sombrer dans le gore et a dévoré avec l’horrible usurière sa jeune sœur mi-débile, mi-bienheureuse et sans doute enceinte. Il y a la hache avec laquelle, en créant Saint-Pétersbourg en 1703, Pierre le Grand « enfonce une fenêtre ouvrant sur l’Europe » et engloutit, au nom du destin glorieux de la nation russe, la vie de milliers d’individus — à commencer par le personnage du Cavalier d’airain (1833) de Pouchkine, découvert mort au pied de la statue du grand homme. Il y a les haches de La Cerisaie, qui s’affairent déjà pour abattre les arbres du jardin alors que la maîtresse de maison déchue est encore là, à contempler l’étang où, des années auparavant, s’est noyé son petit garçon. Et il y a évidemment toutes les haches symboliques qui ont fauché la vie des écrivains russes eux-mêmes, des poètes décembristes de 1825 à la génération moderniste où Blok, Goumilev ou Maïakovski sont morts et enterrés avant l’URSS n’ait dix ans.

C’est là que pour Markowicz se loge le potentiel naturellement éthique de cette littérature attentive à la souffrance du quotidien et habituée à combiner histoire littéraire et martyrologie. Il réactive ici un paradigme qui caractérise souvent la conception qu’ont les Russes de leur spécificité au sein de la Weltliteratur et que de nombreux critiques, de Michel Terestchensko à Frédérique Leichter-Flack, ont exploré. Et nul doute que pour Markowicz lui-même, ce paradigme fonctionne. La littérature russe agit chez lui comme un prisme qui donne plus de chair aux désastres présentés par l’actualité : les atrocités de « maraudeurs de Boutcha » résonnent d’autant mieux sur le fond des viols et des pillages décrits par Pouchkine dans La Fille du Capitaine (1836), où l’écrivain ressuscite les révoltes anti-nobiliaires menées par Emelian Pougatchev à l’époque de Catherine II.

Mais ce prisme peut parfois sembler déformant. D’abord parce que ce potentiel naturellement éthique de la littérature russe, que nous recevons en grande partie depuis la Russie elle-même, à partir, entre autres, du discours de Dostoïevski sur Pouchkine, gagnerait à être examiné plus attentivement. Markowicz ajoute sans sourciller à sa liste des poètes victimes du régime le nom de Mikhaïl Lermontov (1812-1841) ; pourtant, une existence marquée par le malheur, qui a consisté en l’occurrence à se draper dans le costume du poète maudit et à mourir jeune en duel, ne fait pas nécessairement de vous un auteur compatissant envers les autres : en témoigne le destin paradoxal de ce poète magnifique, que la propagande russe présente aujourd’hui comme l’inventeur des forces spéciales (spetsnaz) et qui a largement contribué à la mythologisation du soldat russe, allant jusqu’à décrire avec gourmandise et hilarité le gang rape d’une jeune fille locale dans un poème où l’on peinera à trouver la moindre once de sympathie pour la victime. On ne s’étonnera pas, en revanche, que l’écrivain d’extrême-droite et soutien indéfectible du régime poutinien Zakhar Prilépine ait fait de Lermontov le plus grand de ces « officiers et poètes russes » qui font d’après lui la gloire de la littérature nationale.

Bien sûr, Markowicz ne se place pas uniquement du côté des textes eux-mêmes (quelle littérature nationale peut se vanter de ne pas avoir des hommes indignes parmi ses grands auteurs ?) : il dessine fort justement dans son texte les contours d’un ensemble de pratiques culturelles propres à la Russie qui confèrent à la chose littéraire, au-delà de l’esthétique, un statut existentiel et éthique, notamment parce qu’elle devient un moyen de dénoncer la violence de tout type – depuis l’époque de l’URSS, les oppositions manifestent traditionnellement à Moscou place Pouchkine, sous le regard de l’écrivain statufié. Mais précisément, parce qu’il dirige notre regard vers les appropriations et les usages pratiques de la littérature, Markowicz souligne aussi le caractère utopique du salut imaginé dans son titre : cette puissance éthique de la littérature n’a pas démontré sa réalité concrète, puisque, si elle a été traversée par l’expérience des violences historiques, la littérature n’a pour l’instant jamais sauvé la Russie de ses travers, aujourd’hui moins que jamais.

Sans aller vers des cas aussi extrêmes que celui de Lermontov, on peut aussi interroger la lecture parfois partielle que fait Markowicz des classiques qu’il convoque, au premier rang desquels figure son écrivain-fétiche, Pouchkine. Or, ce dernier a une pensée politique complexe, qui ne se réduit pas à l’image d’un poète opposé au pouvoir impérial au nom de la défense des « humiliés et des offensés ». Certes, l’écrivain détaille dans La Fille du Capitaine les horreurs de la révolte de Pougatchev – mais son texte donne, comme l’a montré Marina Tsvetaïeva, une image fort sympathique du paysan insoumis, et il faut se tourner vers les travaux historiques rédigés par Pouchkine à la même époque pour trouver l’image d’un leader avide de sang. Certes, le poète dresse un portrait de Pierre le Grand en tsar de fer, à la fois dans Le Cavalier d’airain et dans Poltava – mais c’est au sein de poèmes qui tressent aussi des louanges à ses plus grandes réalisations, la construction de Saint-Pétersbourg et la victoire sur l’ennemi héréditaire suédois. Poltava porte d’ailleurs le nom d’une ville… d’Ukraine, ce que Markowicz omet de rappeler, de même qu’il passe sous silence le fait que Pouchkine contribue dans ce poème à forger la légende noire de l’hetman cosaque Ivan Mazepa, figure de repoussoir dans l’historiographie russe et totem de l’indépendance vis-à-vis de la Russie du côté ukrainien.

Car si elle est la première à être nommée dans le titre de l’essai, c’est paradoxalement l’Ukraine qui en est la grande absente. Le parcours proposé par Markowicz dans l’histoire et la genèse d’une aura culturelle propre à la littérature russe semble ici en contradiction avec son propos, qui fait de l’œuvre des écrivains russes une vaste invitation à l’empathie : l’invasion de l’Ukraine est pour l’auteur une occasion renouvelée de scruter le destin de la Russie, d’en relire les grands auteurs, d’en imaginer la rédemption tant espérée. Servirait-elle donc un but plus haut, celui de sauver l’agresseur – au risque de détruire l’agressé ? On retrouve là, paradoxalement, la logique du « un mal pour un bien », ce trafic d’éthique mis en place par le romancier Nikolaï Tchernychevski au milieu du XIXe siècle et auquel toute l’œuvre de Dostoïevski est une réponse horrifiée. À la décharge de Markowicz, on aurait de toute façon bien du mal en cette circonstance à lire les grands auteurs ukrainiens, si peu traduits en français, ou à trancher sur les cas problématiques et jamais étudiés, comme ceux de Nikolaï Gogol ou de Mikhaïl Boulgakov, qui ponctuent un canon largement partagé entre les deux pays, tant la littérature ukrainienne pâtit de l’aura gigantesque de sa voisine. Mais c’est sans doute une raison de plus pour ne pas reconduire un regard russocentré en temps de guerre – ou plus exactement en temps « d’invasion totale du territoire », selon la terminologie en cours en Ukraine, puisque la guerre, elle, a débuté en 2014 avec l’annexion de la Crimée et les tentatives de s’approprier le Donbass dans un conflit qui a fait près de 15 000 morts, pour l’instant. Et réitérer la mythologie de la littérature russe comme laboratoire des cas de conscience a aussi ses dangers : à trop vouloir lui conférer des vertus apotropaïques, on risque de la convertir en simple fétiche.

 

Victoire Feuillebois - Maître de conférences au Département d'études slaves