À la recherche d’Ashérah, le détour « éco féministe » dans la Généalogie de la morale économique de Sylvain Piron

L’ouvrage analysé constitue le deuxième tome de L’Occupation du monde[1], écrit par l’historien médiéviste Sylvain Piron. Publié en 2020 et sous un titre qui se veut une citation de Nietzsche, Généalogie de la morale économique[2] est un texte qui essaye de comprendre le monde d’aujourd’hui en regardant en arrière. Piron se lance à la recherche des mythes fondateurs de l’économie contemporaine et, plus largement, de notre vision du travail : un modèle de pensée néolibéral, celui de la production à tout prix – au détriment même de notre planète, ce qui nous plonge dans une réalité digne d'un roman de science-fiction catastrophique. Pour cela, Piron mène son lecteur dans une enquête qui se veut « une histoire de longue durée des mythes occidentaux » (p. 27) afin de comprendre notre façon d’occuper le monde. Le titre lui-même révèle ainsi la portée éthique de ce travail, qui cherche à démêler les racines et les origines de notre organisation économique pour questionner l’idéologie néolibérale. Historien de profession, Piron mène sa recherche non seulement dans le monde médiéval dont il est spécialiste, mais aussi dans le monde gréco-romain et les textes bibliques.

L’ouvrage est composé de douze chapitres, plutôt indépendants les uns des autres, qui prennent en considération différentes composantes économiques : l’occupation du temps et le concept de travail, la monnaie, le concept de risque, etc. Il en résulte un essai de grande envergure dont nous présentons ici un chapitre en particulier, le cinquième (pp. 137-169). Celui-ci, intitulé L’expulsion de la déesse, se différencie des autres par la méthodologie et par l’état d’esprit qui y prévaut. L’auteur lui-même en souligne le statut un peu à part lorsqu’il écrit : « Ce chapitre appartient bien au livre dont il constitue à peu près le centre ; en un autre sens, il est placé en son dehors, comme suspendu au-dessus des interrogations historiques qui s’y déploient, animé par le désir aussi futile qu’irrépressible de remonter avant le commencement » (p. 138). En affirmant vouloir remonter avant le commencement, Piron exprime son désir d’essayer de comprendre le sens originel du récit du jardin d’Éden. Partant du principe que le texte biblique que l’on connaît représente le résultat d’une version stabilisée à la suite de nombreux remaniements, l’historien pousse son étude à la limite du visible, à la recherche d’un élément qui aurait été effacé. Comme nous pouvons le deviner d’après le titre du chapitre, cet élément est une divinité féminine du judaïsme ancien : Ashérah. L’hypothèse est ainsi posée par l’auteur en trois temps :

  • « Le récit que nous connaissons serait le résultat d'une appropriation, par les partisans du dieu unique, d'un récit mythique initialement associé à une divinité féminine » (p. 138).
  • Le passage de la monolâtrie au monothéisme s'est accompagné de l'expulsion de la déesse Ashérah auparavant associée à Yhwh.
  • La rédaction de l'histoire du jardin d'Éden serait liée à cette éviction.

Pour synthétiser ce propos, Piron avance l’hypothèse que les rédacteurs du récit, partisans du culte unique (monothéisme), auraient chassé la déesse féminine Ashérah en attribuant ses qualités et ses fonctions au dieu Yhwh.

Pour conduire sa recherche, l’auteur s’appuie sur une littérature hautement spécialisée, entre des travaux de critique textuelle, des études d’archéologie et des études de mythologie comparée. Sans entrer dans le détail, notons la minutie avec laquelle Piron tente dans un premier temps de reconstruire l'histoire de la composition des récits de la Genèse (p. 138-143), afin de proposer une composition progressive du Livre « à partir d’une multitude de fragments, produits puis ajointés et révisés à différents moments, en fonction d’intérêts et de situations historiques renouvelés » (p. 139). Ces modifications successives auraient un dénominateur commun selon l’auteur :

À chaque étape, les textes bibliques ont été produits ou remaniés au sein de cercles liés à la monarchie de Judée ou au Temple de Jérusalem, par un parti qui cherchait à imposer puis défendre le culte exclusif de Yhwh et qui a conçu, au cours de ce processus conflictuel, dans les dernières phases de la captivité babylonienne, l’idée d’un dieu universel, plus puissant que toutes les puissances terrestres (p. 139). 

En soutien à son hypothèse Piron cite, entre autres, des versets du Deuxième Livre des Rois[3], où l’on peut trouver des références explicites aux réformes faites sous le règne de Josias (649-609 av. J. C.) qui imposent le culte d’un dieu unique, la suppression des autres sanctuaires, la destruction des idoles et, par conséquent, l’effacement des liturgies dédiées à Ashérah.

Mais qui était exactement cette divinité ? Piron en trace un « portrait » à travers les découvertes archéologiques et les représentations iconographiques tout en essayant de reconstruire les liturgies qui lui étaient dédiées (pp. 146-150). Nous rapportons simplement ici les traits fondamentaux : déesse autochtone de la Mésopotamie, Ashérah est longtemps représentée comme la conjointe de la principale divinité El (ensuite Yhwh). Dans les villes côtières, elle est vénérée comme la déesse de la mer mais, plus généralement, elle est associée à la fécondité, à la sensualité et aux fonctions domestiques telles que le filage de la laine. La découverte de différentes inscriptions lors des fouilles archéologiques ont fait réémerger des traces de cette déesse longtemps oubliée[4]. L’auteur affirme « l’existence d’une liturgie d’Ashérah en plein air, dans la fraîcheur de bosquets odorants » (p. 149), hypothèse d’autant plus crédible si l’on s’attache à l’iconographie de cette déesse, représentée le plus souvent « comme un arbre sacré flanqué de deux animaux », d’autres fois comme un « triangle pubien », ou encore, de façon stylisée, comme « un visage, des seins et un pubis, accompagnés d’un arbre » (p. 148). Chacune de ces représentations ne fait que renforcer le lien d’Ashérah avec l’abondance et la fécondité naturelle. Ces caractéristiques sont d’autant plus importantes qu’elles représentent les traces et les indices que l’auteur repère dans sa quête de la déesse.

En ce sens, la démarche que Piron met en place dans son analyse du quatrième chapitre du Livre d’Osée (pp. 152- 157) est, à notre avis, d’un intérêt tout particulier. L’auteur affirme :

Les études textuelles qui ont permis de retrouver la présence de la déesse se concentrent habituellement sur les passages dans lesquels son nom est présent. Bien que le mot n’y apparaisse pas, les éléments les plus précis pour observer les liturgies qui lui étaient consacrées me semblent fournis par le quatrième chapitre du livre d’Osée. (...). Son propos vise avant tout à promouvoir le culte exclusif de Yhwh qui lui semble essentiel pour assurer la défense du royaume face à ses ennemis. Sa polémique dénonce en premier lieu l’adoration de son dieu sous forme d’un veau d’or (...). Son poème contient également, de façon à peine voilée, l’expression d’un combat et d’une rivalité avec la déesse des arbres. Le fait qu’elle ne soit pas nommée doit encore une fois se comprendre comme une stratégie de la prétérition (pp. 152-153).

Nous comprenons ainsi à quel point l’auteur essaye de trouver Ashérah dans les silences et les invisibilités qui l’entourent. Son absence devient paradoxalement la preuve de son existence. Si le récit d’Osée cache deux éléments – la dimension personnelle de l’amour d’Osée pour Gomer derrière laquelle on aperçoit la dimension collective de l’amour de Dieu pour son peuple – Piron propose de relire le texte en suivant cette double clé de lecture. Il énonce ainsi l’hypothèse suivante : « Gomer serait une desservante d’Ashérah qui ne se satisfait pas de la dévotion exclusive de Yhwh à laquelle Osée est attaché. (...). Les scènes de trahison que déplore le prophète pourraient alors fournir un aperçu précieux des liturgies d’Ashérah » (p. 154). Entre les lignes nous découvrons ainsi le culte d’Ashérah.

À la question « Que reste-t-il alors d’Ashérah dans le récit que nous connaissons ? », l’auteur répond : « Elle est assurément la productrice initiale du jardin, la créatrice des animaux et des humains qu’elle a dû former femelle et mâle en même temps. Elle demeure, de façon invisible, la source des pouvoirs attribués aux deux grands arbres. Son effacement a pu s’accompagner d’un transfert de certaines de ses qualités en faveur d’Ève » (p.160).

Piron lui-même affirme la fragilité de cette relecture qui est constamment conjuguée au conditionnel car, tout en apportant de possibles réponses, nous restons dans le champ des hypothèses (p. 162-163). Il affirme aussi que cette recherche sur les traces d’Ashérah l’a conduit, « malgré lui » (p. 162), sur le chemin des éco-féministes. À partir des années 1970, la figure d’une déesse féminine est en effet mobilisée par les mouvements éco-féministes en soutien de leurs revendications. Il cite en particulier la romancière et essayiste Françoise d’Eaubonne, la sculptrice américaine Merlin Stone et l’archéologue Marija Gimbutas (pp. 164-165).

Dans son ensemble, l’essai de Piron et plus particulièrement le chapitre que l’on vient de présenter, font écho à nombreuses thématiques chères à l’ITI-Lethica. En premier lieu, ils posent une question éthique au sein de la recherche même : « comment faire d’une divinité un sujet historique ? » (p. 165). Piron essaye de le faire à travers cette étude minutieuse de traces effacées : il parvient ainsi à ouvrir une discussion tout en étant conscient des limites d’une telle démarche. La figure même d’Ashérah et son histoire, ne peut manquer de nous faire penser à une autre figure féminine au destin similaire : celle de Jeanne Duval et du « repentir » du peintre Gustave Courbet dans son L’Atelier du peintre, allégorie réelle[5]. S’inscrivant dans deux contextes totalement différents, cela va sans dire, ces deux histoires partagent une volonté d’effacement que pourtant le temps semble dévoiler. Une brillante dialectique entre transparence et secret fait alors surface. En conclusion, et pour revenir à l’ouvrage entier, à travers cette généalogie Piron parvient à questionner notre système économique dans une démarche à la fois poétique et politique touchant à ces questions souvent conjuguées ensemble désormais que sont l’écologie et le féminisme (même si c’est malgré lui qu’il touche à ces sujets).

Francesca Cassinadri - Doctorante, étudiante du DU Lethica

Cette notice a été rédigée dans le cadre du séminaire « Recherches en éthique théologique » (enseignants : M. Feix et M. Heyer) dans le cadre du DU Lethica, année 2022-2023.

[1] Sylvain Piron, L’occupation du monde, Bruxelles, Zones sensibles, 2018, 235 p.

[2] Sylvain Piron, L’occupation du monde, t. 2. Généalogie de la morale économique, Bruxelles, Zones sensibles, 2020, 448 p. 

[3] [2 Rois 23] 4Le roi ordonna à Hilkija, le souverain sacrificateur, aux sacrificateurs du second ordre, et à ceux qui gardaient le seuil, de sortir du temple de l'Éternel tous les ustensiles qui avaient été faits pour Baal, pour Astarté, et pour toute l'armée des cieux ; et il les brûla hors de Jérusalem, dans les champs du Cédron, et en fit porter la poussière à Béthel. 5Il chassa les prêtres des idoles, établis par les rois de Juda pour brûler des parfums sur les hauts lieux dans les villes de Juda et aux environs de Jérusalem, et ceux qui offraient des parfums à Baal, au soleil, à la lune, au zodiaque et à toute l'armée des cieux. 6Il sortit de la maison de l'Éternel l'idole d'Astarté, qu'il transporta hors de Jérusalem vers le torrent de Cédron ; il la brûla au torrent de Cédron et la réduisit en poussière, et il en jeta la poussière sur les sépulcres des enfants du peuple. 7 Il abattit les maisons des prostitués qui étaient dans la maison de l'Éternel, et où les femmes tissaient des tentes pour Astarté. [Nous soulignons].

[4] L’auteur cite en particulier les fouilles menées sur la côte syrienne à Ougarit ; ou encore, la découverte d’inscriptions au nord du Sinaï et dans la région d’Hébron (voir p. 148).

[5] Nous signalons à ce sujet le documentaire de Régine Abadia, La Femme sans nom, l’histoire de Jeanne et Baudelaire qui a fait l'objet d'une séance de LETHICA.