Peter Sloterdijk, Colère et temps

Zorn und Zeit, Berlin, Suhrkamp Verlang, 2008 ; traduit de l'allemand par Olivier Mannoni, Paris, Fayard, 2011.

Dans cet ouvrage, dont le titre fait écho à Être et Temps du philosophe Martin Heidegger, Peter Sloterdijk propose une histoire originale de la colère en Occident, afin de développer de nouvelles catégories philosophico-politiques pour l’analyse de la contemporanéité.

La mènis d’Achille dans l’incipit de l’Iliade fait de la colère « le premier mot de l’Occident », et le célèbre essai de Bruno Snell La Découverte de lesprit[1] devient le point de départ d’une analyse de la fonction de la colère dans la société archaïque, comme supplément temporaire de l’énergie du héros. À partir de ces considérations, Sloterdijk montre la domestication progressive de la colère, ainsi que de toutes les passions « thymotiques », expression par laquelle le philosophe indique la sphère des passions telles que l’orgueil, l’audace, le courage, la soif de justice, le sens de la dignité et de l’honneur. Il s’agit de passions anciennement considérées comme positives, dans la mesure où elles se rapportaient à l’éthique guerrière de la période archaïque, mais qui, au fil du temps, se configurent d’abord comme incompatibles avec la nature rationnelle de l’homme qui s’affirme à l’âge classique en Grèce (cette idée est déjà présente dans la philosophie stoïcienne), dans le cadre d’une première révolution morale, et ensuite comme désordonnées, et donc peccamineuses, dans la perspective de la morale chrétienne.

Comme d’habitude dans l’œuvre de Sloterdijk, la référence théorique principale dans sa réévaluation de ces tendances est la Généalogie de la morale, et plus généralement la critique par Nietzsche de la morale du ressentiment et sa réévaluation de l’orgueil. Cette réévaluation est cependant restée minoritaire au cours du XXe siècle, à peu d’exceptions près (un beau passage, non cité par Sloterdijk, de Noces à Tipasa d’Albert Camus vient à l’esprit : « On nous a tellement parlé de l’orgueil : vous savez, c’est le péché de Satan. Méfiance, criait-on, vous vous perdez, et vos forces vives. Depuis, j’ai appris en effet qu’un certain orgueil... Mais à d’autres moments, je ne peux m’empêcher de revendiquer l’orgueil de vivre que le monde tout entier conspire à me donner »).

Sloterdijk interroge les tendances anthropologiques et philosophiques qui ont caché de manière plus ou moins volontaire cet aspect thymotique des passions humaines. La psychanalyse est particulièrement critiquée par l’auteur, dans la mesure où, dans sa tendance à tout ramener à la sphère érotique, elle réduit les passions thymotiques à des formes de narcissisme. Ses propos résonnent avec ceux d’Eva Illouz dans Les Sentiments du Capitalisme concernant le privilège accordé par la pratique psychanalytique « à la souffrance et au traumatisme ».

Mais le livre vise surtout à montrer que le côté thymotique des passions humaines, domestiqué, effacé, canalisé, a continué à opérer de manière plus ou moins souterraine et secrète au fil des siècles. Dans les conceptions téléologiques, tant religieuses que laïques, qui envisagent l’accomplissement de la justice dans un futur plus ou moins proche, la colère se transforme en désir de vengeance et en ressentiment, s’accumulant dans des « banques de colère » dont peuvent profiter les religions ainsi que les idéologies politico-révolutionnaires.

Un problème crucial se pose alors lorsque ces idéologies disparaissent : la colère reste accumulée, mais dépourvue d’une direction vers laquelle se canaliser de manière unique. C’est pourquoi Sloterdijk, en conclusion de son essai, avance sa proposition finale qui renvoie encore une fois à la critique nietzschéenne de la morale du ressentiment : dans le contexte mondialisé actuel, et l’impossibilité d’un nivellement efficace de l’injustice qui découle des torts du passé, il faut tenter de dépasser le ressentiment et de créer les paradigmes d’une nouvelle « forme de vie détoxifiée ». Contre ce que Nietzsche appelait le « ressentiment » et la « morale du faible », et contre ce que la sociologie a plus récemment appelé « victimisation », Sloterdijk veut réhabiliter les passions thymothiques et la culture de l’ambition, dans une conclusion qui se fait plaidoyer en faveur de l’individualisme libéral (il a d’ailleurs a exprimé à maintes reprises son admiration pour Emmanuel Macron). Il propose une réévaluation morale de ce désir de l’individu d’être reconnu par les autres, qui encouragerait une méritocratie vertueuse où les rapports de force entre les individus seraient perpétuellement en négociation. La psychanalyse conçoit ce désir de reconnaissance excessif comme du narcissisme, mais on comprend mal en quoi sa proposition de renverser l’évaluation éthique de ce sentiment pour en faire une qualité entraînerait un changement vertueux, au regard de la valorisation de l’ambition déjà bien en place dans les dynamiques néolibérales actuelles.

Nicole Siri - Configurations littéraires

[1] B. Snell, La Découverte de l’esprit. La Genèse de la pensée européenne chez les Grecs, Paris, Éditions de l’Éclat, 1994.