La victimisation est le fait de considérer quelqu’un, ou de se considérer soi-même comme la victime d’un acte ou d’un phénomène (attentat, catastrophe naturelle, discrimination, persécution, racisme, xénophobie, etc.).

À quelques années de distance, à partir d’une semblable formation en sociologie, Jean-Marie Apostolidès et Jean-Michel Chaumont ont tous deux cherché à décrire, mais surtout à comprendre et à expliquer l’émergence et bientôt la domination d’une culture victimaire en Occident. Confronter leurs analyses paraît d’autant plus nécessaire que les deux penseurs se complètent en croisant leurs regards : chercheur au Fonds national de la recherche scientifique en Belgique, Jean-Michel Chaumont entreprend de comprendre des mutations contemporaines de la sensibilité en remontant à leurs sources états-uniennes, et il porte donc prioritairement un regard sur la société américaine depuis l’Europe  ; vivant depuis près de cinquante ans en Amérique du Nord, Jean-Marie Apostolidès observe à l’inverse les évolutions de la société française depuis les États-Unis. Les deux sociologues étudient cependant de concert l’adaptation en Europe de logiques identitaires et sociales nées en Amérique, ainsi que leur dérive progressive en une forme de « concurrence des victimes », pour reprendre son titre à Jean-Michel Chaumont[1]. Et puisque Jean-Marie Apostolidès cite ce dernier à plusieurs reprises dans Héroïsme et victimisation (notamment p.  153-154 et p. 158), commençons par cet ouvrage de 1997, dont l’essai de 2003 prolonge et déplace les analyses.

Constats et convictions partagés

Les deux sociologues partagent en effet un constat et une conviction. Relevant le développement, en Occident, d’une culture de la victimisation dans laquelle les minorités raciales, religieuses ou sexuelles tendent à redéfinir leur identité à travers un prisme essentiellement victimaire, en dénonçant les oppressions et les discriminations dont elles furent autrefois l’objet et qui se perpétueraient aujourd’hui sous des formes renouvelées, Jean-Michel Chaumont et Jean-Marie Apostolidès observent que les injustices subies et les souffrances endurées suscitent désormais une forte exigence de reconnaissance, voire de réparation pour les torts subis. Mais les deux penseurs sont également convaincus que « les conflits présents s’enracinent surtout dans les deux premières décennies de l’après-guerre, soit une période où presque toute la reconnaissance publique alla aux résistants[2] », et ils relèvent que ces tensions identitaires, mémorielles ou générationnelles trouvent par ailleurs leurs sources dans les répercussions psychologiques d’un événement traumatique majeur, la Shoah, qui a provoqué de profondes mutations de la sensibilité.

Dans La Concurrence des victimes, Jean-Michel Chaumont insiste ainsi sur ce qu’il appelle une double victimisation : à la victimisation primaire, qui désigne le sort subi par les différentes victimes du nazisme, et notamment les populations vouées à l’extermination, se serait ajoutée une victimisation secondaire, qui réside davantage dans les rapports contrariés entre ces mêmes victimes du nazisme et leurs sociétés civiles d’origine. Pour aller vite, les morts dans les ghettos ou dans les camps de concentration furent, après-guerre, rétrospectivement stigmatisés pour leur passivité (ils se seraient laissés conduire à l’abattoir comme des moutons), et les survivants furent quant à eux souvent suspectés de s’être compromis, voire dévergondés – au sens premier d’avoir renoncé à toute honte ou vergogne – en cherchant à survivre par tous les moyens, y compris aux dépens d’autres détenus. Cette réprobation morale – envers la passivité des victimes – et ce soupçon insidieux – à l’encontre de la résilience des rescapés – étaient de fait fondamentalement liés à un modèle culturel héroïque, lequel valorisait la résistance et le sacrifice de soi. Dans ce contexte, les juifs déportés, qu’ils aient été exterminés ou survivants, faisaient inévitablement office de contre-exemples voire de contre-modèles. Dans les faits, beaucoup d’entre eux, comme le montre Jean-Michel Chaumont, avaient aussi subrepticement intériorisé le jugement de leurs bourreaux ou de leurs sociétés civiles, et ils nourrissaient ainsi une honte d’avoir été déportés précisément en tant que juifs, puis d’avoir le cas échéant survécu. Au fil du temps, ce déni de reconnaissance quant à leur statut de victime suscita cependant, chez les rescapés et leurs descendants, un certain ressentiment, lequel finit par provoquer un retournement du stigmate. Comme le note Jean-Michel Chaumont, la base de la disqualification devint alors un titre honorifique ; ne pas avoir bénéficié d’une reconnaissance statutaire au rang de héros devint a contrario le fondement d’une qualification exemplaire au statut de victime, et l’innocence qui constituait une tare devint un emblème, la honte un prestige[3]. Ainsi revalorisé, le statut de victime fut progressivement dénié aux concurrents de jadis, et confisqué par l’affirmation d’un caractère unique de la Shoah comme crime exemplaire contre l’humanité[4]. Dans ce processus historique d’inversion du stigmate, Jean-Michel Chaumont identifie trois étapes successives aux États-Unis, qu’il retrace au fil de son livre en rappelant d’abord les débats tenus lors d’un colloque à New York, le 28 mars 1967, puis la parution, en 1974, d’un retentissant article de Roy Eckardt sur l’unicité de la Shoah (« Is the Holocaust Unique ? », dans la revue Worldview) et enfin la publication en 1994 de la somme de Steven Katz, The Holocaust in Historical Context aux presses universitaires d’Oxford. Jean-Michel Chaumont s’intéresse ensuite aux effets de cette revendication d’unicité de la Shoah, qui contribua à la diffusion d’un paradigme victimaire et d’une logique de concurrence entre différentes communautés maltraitées, ostracisées, déportées et même exterminées, ainsi qu’à des revendications d’équivalence ou d’identité (entre le judéocide et le génocide des Arméniens ou celui des Tutsis, par exemple), voire à des surenchères mémorielles (entre la condition des homosexuels ou des Noirs américains et celle des juifs, pour donner d’autres exemples).

Répercussions et échos

On trouve bien sûr quelque écho de ces analyses dans Héroïsme et victimisation, mais tandis que Jean-Michel Chaumont portait prioritairement son attention sur les répercussions de la Shoah parmi ses principales victimes, Jean-Marie Apostolidès s’intéresse davantage aux changements de sensibilité que la reconnaissance de ce crime contre l’humanité engendra chez les complices des bourreaux et chez leurs descendants. Héroïsme et victimisation et La Concurrence des victimes identifient donc bien une même subversion de la culture héroïque, mais tandis que pour Chaumont elle débouche paradoxalement sur un « mythe de la sainte victime », pour Apostolidès elle provoque un autre renversement : celui du « mythe de la résistance », qui triompha certes au sortir de l’Occupation, grâce à l’habileté politique du général de Gaulle, mais qui fut ensuite remis en question au point d’engendrer une véritable rupture entre la génération des baby-boomers, qui refusaient d’endosser la responsabilité collective d’une complicité avec la Shoah, et celle de leurs parents, accusés de n’avoir pas été héroïques mais eux aussi passifs, dans leur indifférence morale aux déportations sous l’Occupation.

L’émergence de la Shoah comme événement fondateur place chacun d’entre nous et du côté de la victime et du côté du bourreau. Ou plutôt, dans la mesure où nous sommes (ne serait-ce que d’une façon passive) implicitement du côté du bourreau, la seule façon dont nous pouvons nous délivrer de la culpabilité est de nous ranger du côté des victimes. Je trouve ici l’origine de l’inversion de la sensibilité et le point de départ de la culture de la victimisation : pour rendre tolérable le remords, tout en sachant que je possède des affinités avec le bourreau, je me dissocie de lui et de ses valeurs, je me détourne de cette culture de l’héroïsme qui a engendré la monstruosité nazie. Je fais plus, je me range du côté des victimes, demandant qu’on leur accorde des réparations. Je me sentirai d’autant plus leur frère que je me découvrirai moi-même, par quelques traits, comme une victime passée ou potentielle[5].

Pour comprendre les répercussions de la Shoah dans les psychè de ses complices, et la révolution morale qui s’ensuivit, Jean-Marie Apostolidès les met en regard d’une autre catastrophe historique : le massacre de la Saint-Barthélémy, à la fin du mois d’août 1572, quand les croyants catholiques exterminèrent nombre de leurs coreligionnaires chrétiens, au motif que les protestants étaient hérétiques aux yeux du pape et du roi. Cette comparaison entre deux traumatismes historiques lui permet d’aborder le phénomène des mutations de la sensibilité dans le temps long, et d’ainsi mettre au jour une structure duelle ou une polarisation fondamentale de ce qu’il appelle le champ de la sensibilité occidentale, tiraillée entre deux pôles opposés mais complémentaires, la culture héroïque d’une part, et la culture victimaire d’autre part.

Polarisations

Voici comment on peut schématiquement représenter la tension entre les deux pôles au sein de ce que Jean-Marie Apostolidès appelle « le champ du sensible » :

 Pôle héroïque
(du xvie à la Seconde Guerre mondiale)
Pôle victimaire
(de la Seconde Guerre mondiale à nos jours)
SourcesArchaïques, romaines et barbaresJudéo-chrétiennes
Orientation

Verticale

Épanouissement de soi au détriment d’autrui

Horizontale

Épanouissement de soi dans le respect de la vie d’autrui
Modalité relationnelleViolence, guerreNon-violence, recherche de la paix

Incarnation

Repoussoir

Nation

Étranger

Église, fratrie

Racistes
CatalyseurMoment héroïque comme explosion, orgasme collectif, fusionCatastrophe comme implosion, effondrement, rupture
Affects dominants

Confiance en soi, joie, orgueil

Honneur / honte

Générosité

Humilité, doute, tristesse

Culpabilité

Pitié
Paradoxe

Sacrifice d’autrui, mais aussi de soi

Mise à mort / acceptation de la mort

Excès et don sans contre-don possibles

Sacrifice de soi mais caractère extraordinaire, inégalable du sacrifice de Jésus / Dieu.

Don qui génère dette et culpabilité
Contexte économiqueÉchange marchand peu développéÉconomie marchande, société de consommation

Sans entrer plus avant dans le commentaire d’Héroïsme et victimisation, on peut souligner la forte cohérence, presque structuraliste, de ce modèle d’interprétation de la culture occidentale. Cette dernière apparaît certes travaillée par une polarisation interne, et donc sujette à des ruptures généalogiques, à l’instar de l’épistémè jadis mise en exergue par Michel Foucault dans Les Mots et les choses, une archéologie des sciences humaines (1966), mais ces ruptures prennent désormais la forme de mutations de la sensibilité qui s’apparentent à des révolutions morales plutôt qu’à des changements de paradigmes scientifiques. Et de même que l’épistémè foucaldienne se trouvait en réalité historiquement et relationnellement construite comme « une certaine position de la ratio occidentale, constituée dans son histoire et qui fonde le rapport qu’elle peut avoir à toutes les autres sociétés, même à cette société où elle est historiquement apparue », pour citer la conclusion des Mots et les choses[6], le champ de la sensibilité occidentale, tel que le systématise Jean-Marie Apostolidès dans sa polarisation duelle, comporte lui-même une forte dimension relationnelle, dont les effets sont à explorer. Dans ses excès, par exemple, la culture héroïque a pu prendre diverses formes relationnelles et historiques comme le colonialisme, le productivisme, le nazisme, qui toutes faisaient fond, à des degrés divers, sur un semblable rapport de violence et d’exploitation à l’égard du monde vivant et des êtres humains. Mais la sensibilité occidentale se trouvant structurée en deux pôles complémentaires, avec l’expansion coloniale se diffusèrent aussi des idiomes religieux et politiques promouvant l’égalité et la fraternité entre les êtres humains ou leurs sociétés, à l’instar par exemple du christianisme ou du républicanisme. La lutte anticoloniale fut ainsi souvent menée par les armes, dans une logique héroïque symétrique, mais également par la non-violence et le combat politique ou juridique, au nom d’idéaux religieux ou simplement de la démocratie et des droits de l’homme.

Un tel constat permet de comprendre quelles extensions la culture héroïque et la culture de la victimisation ont pu trouver dans les sociétés dominées par l’Occident, mais on ne saurait pour autant interpréter ces dernières, dans leur histoire et leurs configurations sensibles, uniquement au prisme des polarités, des mutations possibles et des influences du champ de la sensibilité occidentale. Il convient donc de prendre en considération d’autres perspectives historiques, à une échelle globale plutôt qu’uniquement européenne, ainsi que d’autres configurations de la sensibilité.

C’est ici qu’il peut être utile de confronter, en conclusion, le schéma apostolidien, centré sur la polarité entre culture héroïque et culture victimaire, à d’autres modèles anthropologiques et sociologiques. Dans ses travaux sur les sociétés extra-européennes, et notamment celles de l’Indonésie, l’anthropologue britannique Gregory Bateson, qui devint lui aussi professeur à Stanford, avait par exemple mis en évidence la diffusion, avec l’expansion coloniale européenne, de schèmes relationnels schismogénétiques : les cultures historiquement mises en contact se spécialisaient progressivement, selon lui, dans des attitudes différenciées quoique réciproquement adaptées, comme les relations de domination-soumission, assistance-dépendance, ou sur le plan culturel voyeurisme-exhibitionnisme[7]. Mais tout en regrettant cette extension de la schismogenèse, corollaire à l’expansion européenne, Bateson soulignait aussi l’existence de modèles relationnels non-schismogénétiques, mais plutôt homéostatiques, qui reposaient précisément sur d’autres logiques, comme celles de la réciprocité (don et contre-don) ou de la reconnaissance[8].

 

Anthony Mangeon

 

Bibliographie

Jean-Marie Apostolidès, Héroïsme et victimisation, Paris, Exils, 2003 ; rééd. Paris, Éditions du Cerf, 2011 (avec une préface de Jean-Pierre Dupuy).
Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, tome 1, traduit de l’anglais par Ferial Drosso, Laurencine Lot et Eugène Simon, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points Essais, 1995 [1977].
Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, Paris, Éditions de la Découverte, coll. Poche, 2010 [précédemment coll. Textes à l’appui / sociologie, 1997].

[1] Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, Paris, Éditions de la Découverte, 2010 [1997].

[2] Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes, op. cit., p. 16.

[3] Ibid., p. 45 et p. 95.

[4] Lire en particulier le chapitre iv de La Concurrence des victimes : « Au cœur du débat sur la singularité » (p. 126-201).

[5] Héroïsme et victimisation, op. cit., p. 155-156.

[6] Michel Foucault, Les Mots et les choses, une archéologie des sciences humaines, dans Œuvres I, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2015 [1966], p. 1446.

[7] Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, tome 1, traduit de l’anglais par Ferial Drosso, Laurencine Lot et Eugène Simon, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points Essais, 1995 [1977], en particulier les articles « Contact culturel et schismogenèse » (p. 91-103) et « Le “moral” des nations et le caractère national » (p. 123-142).

[8] Gregory Bateson, « Bali, le système de valeurs d’un État stable », Vers une écologie de l’esprit, op.cit., p. 143-165.